lundi 3 novembre 2014

Une causerie avec Yann Gourdon (La Nòvia)




En France, en Haute-Loire pour être plus précis, le collectif La Nòvia produit des musiques vibrantes, passionnantes, ancrées dans des traditions locales longtemps dédaignées. En se jouant des frontières entre musiques expérimentales et musiques traditionnelles, cet ensemble de groupes (tels que Toad, Jéricho, La Baracande...) questionne les notions galvaudées de "tradition", de "mélodie", de "danse". Et leur son prend aux tripes, en même temps qu'il impose de battre du pied. On a eu envie d'en savoir plus en interrogeant Yann Gourdon, joueur de vielle à roue, pilier du collectif (il fait en effet partie de presque tous les groupes de La Nòvia), mais aussi musicien de l'indispensable, furieux et hypnotique France.
La Baracande jouera en concert au Cercle du Laveu à Liège le vendredi 14 novembre. Voir ici et pour en savoir plus.
Toad jouera au Vooruit à Gand le samedi 15 novembre, avec d'autres groupes passionnants tels que Pelt, Norberto Lobo et The Master Musicians of Jajouka (Eastern Daze, Kraak Festival, voir ici).
 
J'ai l'impression de ne pas me tromper en avançant qu'avec les différents groupes de La Nòvia, vous ne vous situez pas vraiment dans une optique de « revival folk ». Peut-on dire que les enjeux esthétiques de ce label prolongent une tradition vivace dans l'histoire de la musique depuis le 19e siècle et l'intérêt de Debussy pour les musiques balinaises (Bartok et ses collectages, Stravinsky et la musique russe, Messiaen et la musique chinoise, Steve Reich ou Ligeti et la musique des Pygmées, La Monte Young et les musiques indiennes, Henry Flynt...), et si oui en quoi ? 
Avec La Nòvia nous ne nous définissons effectivement pas dans une démarche de "revival folk", mais nous devons beaucoup à certains acteurs du mouvement folk en France dans les années 70 qui ont fait du collectage sur le territoire du Massif Central notamment. Et les enjeux esthétiques du collectif sont plutôt éloignés de la fascination de Debussy pour les musiques balinaises, une culture qui lui était étrangère. La plupart des musiciens de La Nòvia ont une pratique quotidienne des musiques traditionnelles et sont impliqués dans d'autres groupes ou collectifs tels que Tonamaï, les Brayauds ou Hart Brut... Ce qui caractérise La Nòvia c'est une certaine radicalité dans l'expression sonore qui s'appuie sur des éléments qui nous sont apparus essentiels à l'écoute des collectages : le bourdon (en tant que base du spectre harmonique), le motif et la répétition, la cadence (en tant que cadre rythmique et dynamique), et la saturation acoustique. En choisissant de développer et d'affirmer ces éléments comme langage à part entière on approche effectivement des préoccupations de musiciens américains tels que Henry Flynt, Tony Conrad, La Monte Young ou encore Phill Niblock. 
 
Qu'y a-t-il pour vous de si puissant dans les chants de Virginie Granouillet, alias La Baracande, au point que vous formiez un groupe autour de son répertoire ? 
À l'époque, avec Toad nous voulions travailler un nouveau répertoire plutôt destiné au concert - jusque là nous jouions en bal. Je m'installais à ce moment-là au Puy-en-Velay en Haute-Loire (à l'est du Massif Central) et on m'a parlé alors du fonds de collectes de Jean Dumas qui avait réalisé de nombreuses heures d'enregistrements auprès de Virginie Granouillet en Haute-Loire justement. On nous a proposé de travailler autour de son répertoire et nous avons donc invité Basile au chant puisque aucun de nous trois ne chantions. Nous nous sommes plongés dans les 140 chansons enregistrées et on a très vite été emportés par la présence de la voix de la Baracande et la tension dramatique qu'elle engage dans chaque interprétation. Nous avons sélectionné une dizaine de chansons (dont certaines font jusqu'à 26 couplets) qui se trouvaient parler presque toutes de la mort ; c'était celles que nous avions retenues ! Ce qui nous a marqué dans ce choix, c'est la permanence des mélodies et la force littéraire des textes transmis oralement de génération en génération. 
 
J'ai lu qu'un des motifs d'intérêt que tu trouvais aux musiques traditionnelles était la mélodie. Pendant des siècles, le modèle général considérait qu'une mélodie « belle » devrait être « correcte ». Aujourd'hui, ce modèle est bel et bien dépassé. Et je pense à votre attrait pour « l'erreur », les « désaccords » de la musique traditionnelle.... Peux-tu me préciser quel est ton rapport à la mélodie ? Quels sont les intérêts de la mélodie dans les musiques traditionnelles, en particulier d'Auvergne, que vous pratiquez ?
Ce qui m'intéresse dans la mélodie c'est la répétition, pas tellement la mélodie en tant que telle. Évidemment il y a des mélodies que je trouve plus belles que d'autres, mais elles me plaisent d'autant plus qu'elles ont le potentiel de disparaître, par la répétition, dans le bourdon. Je pense que l'intérêt principal de la mélodie dans les musiques traditionnelles du Massif Central, c'est la variation (je ne parle pas là du chant "non mesuré", qui entretient un tout autre rapport avec la mélodie il me semble). La variation permet de répéter une même mélodie sans la rejouer à l'identique tout en conservant son emprunt modal. En menant ce procédé à l’extrême on peut réduire le motif mélodique à 3 ou 4 notes qui viennent moduler le spectre harmonique du bourdon jusqu'à devenir le bourdon. On est dans un processus inverse à celui mis en œuvre par Phill Niblock par exemple. En accentuant le bourdon, en lui superposant différentes couches, il va faire émerger des harmoniques qui en modulant feront émerger une ébauche de mélodie. C'est ce va-et-vient entre la mélodie et le bourdon qui m'intéresse, qui nous plonge dans une expérience intime du son. Mais je pourrais parler aussi de la cadence, du rythme et des battements de fréquences... 
 
Les musiques traditionnelles que vous investissez sont détachées de leur côté fonctionnel. Qu'est-ce qui peut être gagné et au contraire perdu lors de cette appropriation ?
Je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit de perdu ou de gagné. Il s'agit d'une continuité, qui évolue nécessairement, c'est le propre de la tradition. Il y a eu une coupure avec la société traditionnelle qui nous a transmis ces musiques et de fait le caractère fonctionnel de ces musiques a changé. Mais ce qui est important aujourd'hui, c'est de les garder vivantes. 
 
La musique que vous jouez s'apparente à une musique de transe, qui serait laïcisée, via la danse de bal. Pourrais-tu me dire quelques mots sur les rapports entre transe, danse, corps et écoute ?
Je ne suis pas très à l'aise avec cette notion de transe. Je crois que c'est quelque chose de très complexe que culturellement nous pouvons difficilement comprendre. Je suis très attaché à la danse et à et cette forme d'écoute qu'est la danse. Il y a dans le bal un point culminant, un moment d'équilibre particulier lorsqu'y il y a circulation d'énergie entre les musiciens et les danseurs permettant un instant la perte de contrôle. La danse, par le mouvement en phase avec la musique, concentre l'attention sur le phénomène sonore et favorise la mise en résonance du corps avec un espace.

Pourrais-tu m'éclairer sur ton travail en solo, et notamment sur les rapports que tu cherches à établir entre le son et l’environnement dans lequel il est diffusé ? 
Un lieu n'est jamais neutre acoustiquement. Lorsqu'un son est généré dans un espace, celui-ci aura une incidence sur la nature du son. On a tendance culturellement à focaliser notre attention sur l'objet sonore, mais j'aime orienter mon écoute vers les transformations et les nouvelles localisations du son induites par l'espace environnemental et social. Ce déplacement de l'écoute au-delà de son ego crée un mouvement qui, comme la danse, favorise la mise en résonance du corps avec un espace. Dans mon travail en solo, mais aussi dans des projets comme Le Verdouble, je cherche à mettre en œuvre plus directement des procédés musicaux qui révèlent les spécificités acoustiques des lieux.

Source de la première photo ci-dessus ici et de la deuxième .

Aucun commentaire: