mercredi 29 mai 2013

Vers les cimes (32)


Palais de glace (1963) de l'écrivain norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970) est un texte rare : évident et limpide aussi bien que complexe et puissant. Il abasourdit presque. C'est un conte, cruel et beau comme tout conte doit l'être. Les enfants s'y aiment, y meurent, puis reviennent à la vie, en tout cas pour certains. Comme disait l'autre, la vie ne fait pas de cadeau.

"L'oiseau de proie aux serres d'acier fonçait en biais entre deux sommets. Il semblait une flèche. Sans se poser, il s'élança encore pour aller plus loin. Aucun repos, aucun but précis dans ses vols incessants à travers le ciel.
Au-dessous de lui, s'étendait le paysage de l'hiver. Son territoire était désert. De son regard, il divisait la surface de la terre. Dans l'air glacial, ses yeux perçants semblaient lancer des éclairs, et rien ne pouvait lui échapper. Ici, il était le maître absolu, et, pour cette raison, toute autre vie semblait absente. Le vent de l'hiver sifflait entre ses griffes de métal, prêtes à saisir.
Cet oiseau, qui morcelait le terrain était la Mort elle-même.
Si, malgré tout, une vie quelconque se manifestait dans les buissons ou parmi les arbres, un éclair partait de son oeil, comme une flèche et il plongeait. Encore une existence en moins...
Il était seul de son espèce.
Tous les jours, il survolait d'immenses étendues. Il était constamment en vol, et jamais fatigué.
Une grosse tempête venait de ravager les plateaux. Aux endroits exposés, la neige avait été balayée. Le temps ne s'étant pas encore radouci, des masses énormes et poudreuses s'amoncelaient. Après la tempête, vint un temps clair avec un soleil froid. D'en haut, l'oeil perçant de l'oiseau observait toutes ces transformations du paysage.
Aujourd'hui, dans l'air, au-dessus du palais de glace, la neige avait été balayée des sommets, et il se présentait dans toute sa réalité. A la vue de cette glace mise à nu, une lueur jaillit de l’œil de l'oiseau. Il fit un tout brusque, qui le freina un instant, et vint frôler la paroi glacée. Puis, il remonta très haut, ne paraissant bientôt plus qu'un point noir dans le ciel.
Un moment après, il revint piquer sur le palais, visant exactement le même point de la glace. Oiseau libre, personne ne pouvait l'empêcher de faire ce qui lui plaisait. Sans jamais être contraint, il obéissait à son attirance du moment.
Il n'en finissait pas avec cet endroit précis. Sans se poser, sans se saisir de quoi que ce soit, il n'arrêtait pas de frôler ce mur. Aussitôt après, il remontait en spirales, puis revenait au même point. A ce moment-là il n'était plus l'oiseau aux serres d'acier, entièrement libre. Invinciblement, quelque chose l'attirait .
Il était prisonnier de sa propre liberté. Il ne pouvait s'arrêter. Il était obnubilé par ce qu'il voyait.
Allait-il se plonger lui-même dans la mort en se précipitant ainsi ?"

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