mardi 22 janvier 2013

Vers les cimes (26)


"Mais, le printemps venu, nous prenions notre part des beuveries étranges qui sont d'usage en ces campagnes. Nous nous enveloppions dans des manteaux de fous bariolés, faits de lambeaux et chatoyant ainsi qu'un plumage, et posions sur notre visage les rigides masques en forme de bec. Puis, bondissant comme en une danse bouffonne, les bras battant comme des ailes, nous descendions dans les bourgs, où sur les vieux marchés le grand arbre des Fous était dressé. Là se déroulait à la lueur des torches la procession des masques ; les hommes y étaient costumés en oiseaux, et les femmes se déguisaient dans les costumes de fête des temps anciens. Elles nous criaient des railleries sur une note élevée, leur voix mimant la musique des horloges, et nous leur répondions en poussant le cri aigu des oiseaux. 
Déjà, dans les cabarets, dans les caves des tonneliers, nous parvenaient comme des appels les marches des corps de métier sous le signe de l'oiseau, minces flûtes à la voix perçante, et c'étaient les chardonnerets, vibrantes guitares, c'étaient les chats-huants, ronflantes contrebasses des coqs de bruyère, et ces orgues de barbarie criards dont la corporation de la huppe accompagne ses couplets infâmes. Frère Othon et moi, nous allions rejoindre les Pics noirs, où l'on rythme la marche sur des cuveaux avec des cuillers à pot, et nous tenions conseil en un tribunal bouffon. Pour boire, il fallait être habile, car on aspirait le vin avec une paille passée par les trous de nos becs. Quand des vapeurs menaçaient notre cerveau, quelque course dans les jardins et les fossés de l'enceinte nous rendait la fraîcheur ; nous allions aussi nous mêler aux danses, ou bien, sous la tonnelle d'une auberge, nous ôtions le masque et mangions, en compagnie de quelque amour d'une heure, les escargots à la mode burgonde préparés dans les creux nombreux de l'immense poêle.
Partout et jusqu'au point du jour, retentissait durant ces nuits l'appel aigu, le cri d'oiseau, dans les sombres ruelles et sur le bord de la vaste Marina, dans les bosquets de châtaigniers, dans les vergers, dans les gondoles parées de lampions qui circulaient sur les sombres eaux du lac, et même entre les grands cyprès des cimetières. Et toujours, pareil à son écho, l'on entendait le cri effarouché qui, fugitif, lui répondait. Les femmes de ce pays sont belles, et débordantes de cette force généreuse que le vieux Boutefeu appelle la vertu donatrice."

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre 1939 (traduit par Henri Thomas, Gallimard, L'imaginaire, pp. 14-16).

Aucun commentaire: