jeudi 30 juin 2011

Le seul souvenir qui me reste, depuis des siècles que je vis dans la pierre, est le doux contact de larmes sur un visage d'homme

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Il arrive parfois que l’œuvre d'un écrivain, un vrai, soit vouée à l'incompréhension, à l'oubli, voire à la dénégation totale. C'est comme ça, c'est la marche du monde. Inadéquation à l'époque et à sa doxa, relation au monde de l'édition ou malchance bête et dommage. Dans le cas de Michel Bernanos (1923-1964), l'ombre de Georges, son géant de père, n'aura pas joué en sa faveur. Il essaya d'échapper à l'inévitable évocation de cette filiation en écrivant uniquement sous pseudonymes : Michel Talbert, Michel Drowin... Si les deux hommes ont exploité la littérature de genre pour y injecter une forme et un contenu originaux, Michel a privilégié un regard plus désespéré que mystique, plus poète qu'insurgé. Évidemment, les choses sont complexes et l'on sait que le père est toujours là, proche ou lointain, heureusement ou pas.
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Pour la plupart achevés peu avant la mort de Michel Bernanos, ses écrits - de la poésie et quelques romans fantastiques - ont presque une valeur testamentaire. Avant de poser là sa vie et son œuvre, Michel aura pas mal voyagé, notamment au Brésil, puis intégré la Résistance sur un chasseur de sous-marins et participé au débarquement sur les plages normandes. Sur la fin, il aura écrit certes, mais aussi déprimé, notamment suite à une abstinence chèrement acquise. Au plein cœur de l'été 1964, des scouts trouvèrent son cadavre accompagné d'un sac de sport vide et de sa carte d'identité déchirée, dernier signe peut-être de son refus de la lignée. Il ne reste dès lors plus que ses quelques écrits, réédités sous son nom véritable, justice posthume.
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Dans La montagne morte de la vie (Jean-Jacques Pauvert, 1967, réédition La Table Ronde, 1984, 2008), le récit commence comme un roman d'apprentissage maritime, évoque durant quelques pages une robinsonnade classique avant de s'achever en cauchemar désespéré. Il s'agit de l'histoire d'un jeune homme embarqué par erreur sur un bateau où, bien vite, la disette transforme l'équipage en une troupe maudite : ivre, meurtrière et cannibale. Les visions horribles qu'endure notre héros le déniaisent, mais le rendent en quelque sorte complice d'une faute qu'il devra expier. Un naufrage jette alors celui qui venait d'avoir 18 ans en compagnie du cuisinier de bord sur les rivages d'un île étrange où voisinent étendues d'eaux sanglantes, arbres et fleurs meurtriers et statues anthropomorphes grimaçantes. Surtout, d'étranges phénomènes attestent un culte lié à une montagne d'où s'échappent des battements de vie assourdissants. Apeurés, les deux compagnons décident de rejoindre cette montagne dont ils pensent que l'autre versant donne accès à la vie et au salut. Peu à peu littéralement pétrifiés, de plus en plus désespérés et finalement résignés à leur sort, ils achèveront leur course transformés en statues de pierre, toujours conscients de leur état pour les siècles à venir, accrochés aux flancs de la montagne maudite.
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En utilisant les codes du roman d'aventures fantastique et maritime, Bernanos parvient ici à faire une magnifique variation sur les thématiques de la faute et du rachat, de la "pétrification" de l'âme et de la destinée forcément désenchantée de l'humanité. Ce texte court, efficace, qui se lit presque d'une traite, est servi par une langue limpide et poétique, offrant de magnifiques images : le ciel rouge s'assombrissant peu à peu, la végétation palpitant d'une vie démoniaque, la montagne et les corps pétrifiés accrochés à ses pentes. J'ai parfois eu l'impression de me balader dans une toile de peintre, quelque part entre Turner et Ernst. Ci-dessous, un court extrait du début du roman, où la normalité est toujours de mise :
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"Il y eut un moment d'arrêt quand apparut le commandant armé de deux pistolets. Mais il fut de courte durée : un coutelas adroitement lancé vint le frapper en pleine gorge. Le sang jaillit aussitôt. Le malheureux tituba, puis s'écroula en déchargeant ses deux pistolets en direction des mutins. L'un deux, atteint par une balle, s'écroula à son tour en se tenant le ventre.
Les hommes, que la vue du sang avait rendus fous furieux, se saisirent du commandant et s'apprêtèrent à le passer par-dessus bord, lorsqu'une voix hurla :
- Et si on le bouffait ?
Un murmure s'éleva, suivi d'un long silence. Puis tous à la fois se précipitèrent sur le cadavre du commandant, qui fut dépecé en un rien de temps. Frappé d'horreur, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de l'incroyable spectacle. Au bord de la nausée, je regardais ces êtres civilisés se partager le corps de leur commandant, qu'ils mangeaient maintenant avec une joie ignoble qui n'avait plus rien d'humain. Certains, mis en appétit par ce repas atroce et estimant sans doute leur faim insuffisamment satisfaite, se tournèrent vers le matelot blessé.
- Non ! hurla le malheureux.
Mais il fut achevé sauvagement, et ses membres à leur tour partagés.
Je restai une grande partie de la nuit debout, face à ce cauchemar. Toine avait regagné son hamac sans une parole. Mais il ne dormait pas. Je le voyais, lorsque je me tournais vers lui, se balancer en s'aidant de son pied collé à la paroi arrondie du navire. Parfois il se soulevait et lançait un long jet de salive. La chaleur devenant intenable, je lui demandai :
- Si on ouvrait un peu l'un des hublots ?
- Tu peux, me répondit-il, les chiens sont gavés.
Je m'empressai d'entrouvrir l'étroite ouverture. Mais aussitôt je fus pris de vomissements, une odeur écœurante et sucrée venant de s'introduire dans notre cuisine privée de tout air frais.
- Ca pue le sang, petit, fit Toine. Si tu supportes pas, vaut mieux que tu refermes.
J'obéis. Mais, avant de rejoindre mon hamac, je jetai un dernier coup d’œil à l'extérieur. La nuit maintenant commençait à s'éloigner, faisant pâlir les étoiles. La ligne où le jour prenait naissance était déjà striée d'or. Les hommes, devenus silencieux, étaient pour la plupart allongés sur le pont, digérant leurs crimes. Certains fixaient devant eux des yeux hagards, remplis de vide, comme s'ils avaient voulu chercher l'oubli dans le lointain, là où le jour pur marquait l'aurore."
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jeudi 23 juin 2011

Défilé hanté

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Photographies d'Halloween prises autrefois par des anonymes et collectées par Ossian Brown (du groupe Coil) dans un ouvrage intitulé Haunted Air (Jonathan Cape, 2010).
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mercredi 22 juin 2011

Vers les cimes (10)

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"Jeudi (1953).

Concert à Colon.
Que peut bien valoir le meilleur virtuose comparé aux dispositions de mon âme ? De mon âme qui pas plus tard que cet après-midi vient d'être pénétrée par un air, d'ailleurs faux, fredonné par quelqu'un ? De mon âme qui, ce soir et dans cette salle, repousse avec dégoût la musique qu'un maestro en habit essaie de lui servir sur un plat de vermeil, avec des paupiettes autour ? Ce n'est pas toujours dans les restaurants de première classe que la chère est la meilleure. Et d'ailleurs, en ce qui me concerne, presque toujours dans l'art me parle et m'émeut avec plus de force quand il s'exprime de façon imparfaite, fortuite et fragmentaire, quand il se borne à signaler pour ainsi dire sa présence, me permettant de la pressentir à travers une interprétation médiocre. Je préfère du Chopin m'arrivant par bouffées d'une fenêtre ouverte que ce même Chopin joué avec force fioritures sur une estrade de concert.
Accompagné par l'orchestre, le pianiste, un Allemand, galopait. Bercé par la musique, je vaguais dans une sorte de rêverie, tissée de souvenirs, et puis de choses terre à terre - ce dont je devais m'occuper le lendemain, et puis encore le petit fox-terrier de B... Pendant ce temps, le concert fonctionnait, le pianiste toujours galopant. Pianiste ou cheval ? J'aurais juré qu'il n'était plus question de Mozart, mais de savoir si ce coursier saurait battre au finish Horowitz ou Rubinstein. Une seule question préoccupait les types qui étaient là : quelle est la classe de ce virtuose, ses piano sont-ils à la hauteur de ceux d'Arrau, ses forte à la hauteur de Gulda ? Alors, rêvant plutôt d'un match de boxe, je voyais déjà mon pianiste faucher d'un bel arpège de la gauche Brailovski, assommer Gieseking à coups d'octaves, enfin d'un trille magistral mettre Slomon knock-out. Pianiste, cheval, boxeur ? Tout à coup, j'optai pour un boxeur qui avait enfourché Mozart, chevauchait Mozart, le frappant, le harcelant et tapant comme un sourd, l'éperonnant et piquant des deux. Tiens, mais que se passe-t-il ? Il a touché au but ! Applaudissements, applaudissements, applaudissements ! Le jockey, descendu de son coursier, saluait bas, tout en s'épongeant le front.
La comtesse dont je partageais la loge soupira : - Ah, c'est merveilleux, merveilleux !...
Et son mari, le comte, de dire : - Moi, je n'y connais rien, mais j'avais bien l'impression que l'orchestre n'arrivait pas à suivre...
Je les regardai comme des chiens ! Qu'il est énervant de voir des aristocrates ne pas savoir se conduire comme il faut ! On leur demande tellement peu et même ça, ils n'y arrivent pas ! Ces personnes n'avaient pas le droit d'ignorer que la musique, elle, n'est qu'un prétexte à réunion mondaine, réunion dont elles formaient un élément avec toutes leurs manières et leurs mains tellement soignées. Mais au lie ude demeurer sur leur terrain, celui d'une aristocratie mondaine qui leur est propre, elles ont voulu sans crier gare prendre l'art au sérieux, croyant devoir lui rendre un craintif hommage, et alors, ébranlées dans leurs assises de grands seigneurs, elles sont retombées à l'état de potaches ! Personnellement, je n'aurais rien eu contre des clichés de pure forme, prononcés avec tout le cynisme de gens qui n'ignorent pas le poids des compliments... mais, non, ils tâchaient - les malheureux ! - de se montrer sincères...
Puis nous passâmes au foyer où mon regard se plut à contempler l'auguste foule qui circulait tout en échangeant force saluts. Tenez, voilà X..., ou Y..., le millionnaire. Et, là-bas, le général qui cause avec l'ambassadeur, et plus loin le président-directeur général en train d'encenser le ministre qui, lui, envoie un sourire à l'épouse du professeur ! Je me croyais au beau milieu des héros de Proust où personne ne va au concert pour écouter, mais uniquement pour magnifier la réunion de sa présence, où les grandes dames s'épinglent du Wagner dans les cheveux en guise d'agrafe de diamants, où, sur des airs de Bach, défile la grande parade des noms, des dignités, des titres, des millions et du pouvoir. Tiens, tiens, mais qu'était-ce donc là ? Dès que je m'approchai, ce fut le crépuscule des dieux et de la grandeur, de la puissance... J'osai comprendre qu'ils échangeait simplement leurs impressions sur le concert... impressions tout humbles d'ailleurs, et bien timides, et remplies de respect pour la musique... encore qu'inférieures à ce qu'aurait pu dire du haut de son poulailler le premier aficionado venu. Alors, ils en étaient là ? Et je ne les voyais plus en présidents-directeurs, mais comme des potaches de troisième, et comme je n'aime guère revenir à mes années scolaires, je quittai non sans hâte cette timide jeunesse.
Rentré dans ma loge, et tout seul, je me disais, moi le moderne, et libéré des préjugés, moi l'ennemi des salons, moi à qui le cinglant fouet du désastre a fait passer à jamais le goût de toute prétention et de toute lubie, je me disais donc qu'un univers où l'homme s'adore tel un dieu dans la musique est davantage à mon goût que l'univers où l'homme fait son dieu de la musique.
Puis on assista à la seconde partie du concert. Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n'aurait su dire ce qu'on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements. Applaudissements de connaisseurs. Applaudissements d'amateurs. Applaudissements d'ignorants. Applaudissements grégaires. Applaudissements provoqués par les applaudissements. Applaudissements croissant et s'étageant, se suscitant et se provoquant les uns les autres, et personne ne pouvait ne pas applaudir puisque tout le monde applaudissait.
Nous allâmes dans la coulisse, pour rendre hommage à l'artiste.
L'artiste serrait les mains, échangeait des politesses, recevait force compliments et invitations, avec aux lèvres son sourire de comète errante. Je l'observais, lui et sa grandeur. Eh bien, il avait l'air d'un homme fort agréable, subtil, intelligent... Quant à sa grandeur ? Il semblait la porter comme son habit - et n'était-ce pas en réalité un tailleur qui la lui avait si bien ajustée ? A voir et entendre tous ces hommages, et tellement empressés, on aurait pu s'interroger sur la différence entre sa gloire à lui et la gloire de Debussy ou de Ravel : son nom en effet était sur toutes les lèvres, et n'était-il pas un "artiste", tout comme eux... ? Et pourtant... pourtant... Sa célébrité était-elle celle de Beethoven ? ou bien des lames Gillette, des stylos Waterman ? Quelle différence, dites, entre une gloire que l'on paie et une gloire qui vous fait gagner de l'argent ?
Lui n'était toutefois pas de force pour s'opposer au mécanisme qui l'exaltait, et il ne fallait pas s'attendre à le voir y résister. Bien au contraire ! il dansait au rythme des violons et jouait pour faire danser ceux qui dansaient autour de lui."
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Witold Gombrowicz, Journal. 1953-1958, Gallimard, 1995, pp. 76-80.
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lundi 20 juin 2011

Nous, leur gloire

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Parfois, le hasard fait bien les choses... Le jour où j'ai posté ici mon texte concernant l'expédition polaire de Robert Falcon Scott, j'ai reçu une anthologie de textes consacrés à la naissance du cinématographe (sur sa réception dès 1895, sur ses implications esthétiques...) avec des signatures aussi prestigieuses que Guillaume Apollinaire, Andreï Biély, Vladimir Maïakovski, Franz Kafka, Jack London... J'en passe et pas les pires. Cet ouvrage permet d'appréhender un moment culturel auquel on n'assiste pas régulièrement : l'apparition et la floraison d'une forme artistique. Le rapport du cinéma avec la photographie, la littérature et le théâtre, ses accointances avec le système capitaliste-industriel sont abordés par ses témoins directs, qu'ils soient écrivains, penseurs ou eux-mêmes cinéastes.
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Qu'elle ne fut pas ma surprise d'y trouver un texte de Colette intitulé L'expédition Scott au Cinématographe (1914). Ce film me poursuivait et j'ai donc décidé de communiquer ici les impressions de Colette telles qu'elle les a publiées dans Le Matin du 4 juin 1914 (texte issu deBrunet, A. Colette et le cinéma. Paris, 2004, pp. 286-289 avant d'être repris par Banda, D. et Moure, J., 20008, pp. 322-324.
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"Quand Rigadin fait la noce ou que Ma belle-mère va aux eaux ou qu'un Enfant volé met aux prises, avec un ravisseur cravaté d'écossais, une petite fille de comédie aux yeux de vieille rouée - Paris y court, les murs de la banlieue le crient, la province et l'étranger, reconnaissants, héritent, la semaine qui suit, de ces "films sensationnels".
Mais que Scott et ses compagnons, avant de périr au pôle Sud, recueillent pour le monde habité des images vivantes, des portraits animés d'un pays inconnu, cela fait ici un peu moins de bruit que le dernier ballet étranger - ce n'est pas dire beaucoup. Pourtant un spectacle comme nous avons vu hier soir honore - faut-il écrire réhabilite ? - le "cinéma" que l'on est en train de déconsidérer. Pendant deux heures trop brèves, la merveille de ce temps, le Cinématographe, recouvre sa fraîcheur de miracle, cesse enfin d'être un bon ustensile à vaudeville, à grotesques imbroglios. Un jour, il n'y aura sans doute, pour la jeunesse et l'enfance, plus d'autre méthode d'enseignement que le film. Nous trouvons toutes les leçons dans celui d'hier soir. La voix blanche d'un récitant lit, brièvement, froidement, le plus beau résumé d'une aventure héroïque, ne s'attendrit pas aux privations, aux tortures, à l'agonie de l'expédition Scott, mais l'émotion naît et se propage, sous cette voix monotone et convaincue de croyant, qui laisse tomber les mots fréquents de "Neige... perdus... infranchissable... mort... honneur...". L'émotion, ai-je dit, non la tristesse. Tant de beautés terrestres, fussent-elles désolées, enchantent, et tant de courage, fût-il à la fin foudroyé, engendre l'enthousiasme. Et que de voyageurs assis, de vagabonds enchaînés se penchaient hier, comme moi, vers l'eau salée, mordante et sombre, qui berçait les pavés de glace concassés par l'étrave du navire ! Savoir comment vole la neige par quarante degrés de froid, toucher le duvet du poussin pingouin qui vient de crever son oeuf... La démarche des pingouins, leurs gestes de petits notaires ventrus aux bras courts, leur familiale douceur, le velours mouillé et à demi gelé qui vêt la mère phoque, au corps en olive, et son petit qui tète, cela est à nous maintenant, cela est en nous, et aussi l'image surprenante du morse qui taille, de ses dents, les degrés de son débarcadère sur une rive de glace... Nous savons comment niche et couve la mouette antarctique, palpitante à peine sous les yeux de l'homme qui l'observait. Nous n'oublierons plus que la bête ingénue, la bête qui n'a pas encore souffert de l'homme, l'affronte familièrement, l'interroge, le traite en égal, sur ces rivages sans sable et sans terre, comme dans un âpre Paradis terrestre...
Le volcan Erebus, dont cinquante paire d'yeux humains n'ont certes pu contempler la cime ébréchée, nous goûtons ce privilège de posséder dans une pourpre rose, sa fumée couchée sous le vent du Pôle... Cette fumée rose et noire, cette image menaçante et magnifique, il a fallu, pour qu'elle vienne jusqu'ici, que des hommes - ceux-là qu'on nous montre noirs de froid, le visage pelé par places - partent, pris de la curiosité mortelle, de l'orgueil des "découvreurs". Il a fallu que l'un, immobile pendant neuf heures dans un sac de renne, attende le morse joueur qui plongeait, émergeait, replongeait et montrait sous l'eau durcie ses beaux yeux de chien... Cet autre s'ensevelissait sous la tempête de neige qui couvrait aussi les nids d'oiseaux... Un troisième, un quatrième, cependant, dressaient la tente, fondaient ensemble la neige, le bouillon et le cacao congelés, cuisaient la viande des chiens de traîneaux, le sang sec pour les poneys...
Il a fallu que Scott, à la longue figure aventureuse et sage, s'éloigne sur le désert blanc, lentement, la main à la bride de son cheval, en envoyant - vers qui ? vers nous ? - un suprême, un inestimable geste d'"au revoir"... Il a fallu qu'il périsse, avec tous ceux-là dont les joues crevassées rient encore sur l'écran, et que jusque dans la mort, en préservant les films, les clichés, les manuscrits, ils n'aient songé qu'à nous - nous, leur gloire."
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jeudi 16 juin 2011

Le paradis blanc

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On se réjouit de voir un des films les plus excitants du moment : The Great White Silence de Herbert Ponting (1924, édité et restauré par le British Film Institute ces jours-ci, voir bande annonce ci-dessus). Tourné en 1910-1912 lors de l'expédition du Terra Nova du capitaine Robert Falcon Scott jusqu'au pôle Sud, ce reportage bénéficie pour sa nouvelle édition d'une bande-son de l'excellent Simon Fisher Turner. Drones, solitude et grands espaces glacés au programme. Bref, tout ce qu'on aime.
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Du coup, on replonge dans le magnifique ouvrage de photographies d'Yves de Chazournes L'aventure des Pôles (paru en 2010 aux éditions Place des Victoires). Parmi d'autres aventures, ce livre nous présente l'expédition tragique du capitaine Scott et de son équipage à travers plusieurs dizaines de magnifiques photographies, elles aussi réalisées par ce premier grand reporter du paradis blanc Herbert Ponting (voir les quelques exemples ci-dessus, issus des archives de la Royal Geographical Society de Londres). Le drame de cette expédition peut être résumé en quelques mots. Le 4 janvier 1912, alors que le Terra Nova est immobilisé à proximité de la barrière de Ross, Scott choisit quatre hommes afin de rejoindre le pôle Sud, en traîneaux, puis à pied. Ils y arriveront le 16 janvier, mais trop tard : le Norvégien Roald Amundsen y a planté son drapeau le 14 décembre 1911... Sur le chemin du retour, un des hommes tombera d'épuisement et de faim. Afin d'épargner les vivres, un deuxième se sacrifiera en partant seul dans le grand froid. Tout cela en pure perte. Sept mois plus tard, on retrouvera les cadavres gelés des trois derniers, dont le capitaine, emmitouflés dans leurs sacs de couchage, à dix-huit kilomètres à peine d'un dépôt de provisions important. Quand la course à l'inconnu pouvait encore donner des frissons...
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mercredi 15 juin 2011

Le dernier homme

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"All worldly shapes shall melt in gloom,
The Sun himself must die,
Before this mortal shall assume
Its Immortality!
I saw a vision in my sleep
That gave my spirit strength to sweep
Adown the gulf of Time!
I saw the last of human mould,
That shall Creation's death behold,
As Adam saw her prime!

The Sun's eye had a sickly glare,
The Earth with age was wan,
The skeletons of nations were
Around that lonely man!
Some had expired in fight,--the brands
Still rested in their bony hands;
In plague and famine some!
Earth's cities had no sound nor tread;
And ships were drifting with the dead
To shores where all was dumb!

Yet, prophet-like, that lone one stood
With dauntless words and high,
That shook the sere leaves from the wood
As if a storm passed by,
Saying, "We are twins in death, proud Sun,
Thy face is cold, thy race is run,
'Tis Mercy bids thee go.
For thou ten thousand thousand years
Hast seen the tide of human tears,
That shall no longer flow.

"What though beneath thee man put forth
His pomp, his pride, his skill;
And arts that made fire, floods, and earth,
The vassals of his will;--
Yet mourn not I thy parted sway,
Thou dim discrowned king of day:
For all those trophied arts
And triumphs that beneath thee sprang,
Healed not a passion or a pang
Entailed on human hearts.

"Go, let oblivion's curtain fall
Upon the stage of men,
Nor with thy rising beams recall
Life's tragedy again.
Its piteous pageants bring not back,
Nor waken flesh, upon the rack
Of pain anew to writhe;
Stretched in disease's shapes abhorred,
Or mown in battle by the sword,
Like grass beneath the scythe.

"Ee'n I am weary in yon skies
To watch thy fading fire;
Test of all sumless agonies
Behold not me expire.
My lips that speak thy dirge of death--
Their rounded gasp and gurgling breath
To see thou shalt not boast.
The eclipse of Nature spreads my pall,--
The majesty of Darkness shall
Receive my parting ghost!

"This spirit shall return to Him
That gave its heavenly spark;
Yet think not, Sun, it shall be dim
When thou thyself art dark!
No! it shall live again, and shine
In bliss unknown to beams of thine,
By Him recalled to breath,
Who captive led captivity.
Who robbed the grave of Victory,--
And took the sting from Death!

"Go, Sun, while Mercy holds me up
On Nature's awful waste
To drink this last and bitter cup
Of grief that man shall taste--
Go, tell the night that hides thy face,
Thou saw'st the last of Adam's race,
On Earth's sepulchral clod,
The darkening universe defy
To quench his Immortality,
Or shake his trust in God!"

The Last Man (1833) de l'Ecossais Thomas Campbell, poème illustré par des peintures de John Martin (Liverpool, Walker Art Gallery et Newcastle Upon Tyne, Laing Art Gallery).

lundi 13 juin 2011

La bibliothèque de mon voisin

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Sans que ma vie ressemble à celle du Professseur Kien dans l'Auto-da-fé d'Elias Canetti, j'avoue avoir une sérieuse propension à l'accumulation de livres. Évidemment, je passe beaucoup de temps à les lire, mais je sais que plusieurs vies ne suffiraient pas à satisfaire mes projets de lecture. Certains de mes ouvrages trônent ainsi comme des gardiens. Ils sont les renforts de ma forteresse. A chacun la sienne. A la base, j'aurais pensé qu'avec le passage des ans, mes goûts se seraient affinés, que j'aurais creusé l'un ou l'autre domaine avec constance. C'est exactement le contraire qui se passe : presque tout m'intéresse. Les journaux intimes d'anarchistes de droite, l'histoire de l'ornithologie, les littératures du Nord, de l'Est, du Sud et de l'Ouest, les récits d'exploration du Grand Nord ou des grandes prairies de l'Ouest, les témoignages de guerre... Et tous les autres...
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Le problème, c'est que j'en viens à désirer les livres des autres. Encore dernièrement en descendant ma rue et grâce à une faible lueur, j'ai pu admirer de loin la bibliothèque d'un voisin. J'y dénombrai plusieurs ouvrages difficilement reconnaissables quand le klaxon de mon glacier me fit enfin bouger. Tard la nuit passée, j'ai pris ma petite échelle pour accéder au salon du voisin. Heureusement, personne ne m'a vu et j'ai ainsi pu errer dans un salon qui sentait le vieux chien mouillé et le tabac froid. Choisir les livres à emporter ne fut pas simple, d'autant que le voisin finit par m'entendre et me rejoindre. Heureusement, il est déjà vieux et me voit souvent passer avec mes enfants. Je n'ai donc pas eu de mal à le persuader de ma bonne foi et de mon simple désir de lui dérober quelques livres. Il s'ensuivit une conversation étrange où nous avons évoqué le renard du quartier, l'ancien résistant de la dernière guerre qui vit un peu plus loin et les prochaines élections.
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Nous avons convenu d'une nouvelle rencontre la nuit prochaine. Cette fois, j'entrerai par la porte et je prendrai un grand sac-à-dos avec moi. Mon voisin s'appelle Dimitri et il est Grec. Je rends ici hommage à sa mansuétude.
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vendredi 10 juin 2011

Vers les cimes (9)

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"Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : "Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?" Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?"
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Charles Baudelaire, Les fenêtres (1863) dans les Petits poèmes en prose du Spleen de Paris.
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Portrait de Baudelaire par Gustave Courbet en 1848 (Montpellier, Musée Fabre)
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jeudi 9 juin 2011

Brazil Bossa Beat !

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Après l'extraordinaire compilation Bossa Nova and the Rise of Brazilian Music in the 1960s, Soul Jazz Records nous présente avec plus de détails une histoire du label brésilien Elenco avec le disque Brazil Bossa Beat ! Les guitares y claquent dans tous les sens, les voix de femmes s'y envolent, le soleil y apparaît à chaque coin de couplet. On se rend compte à nouveau que le Brésil durant les années 1960 cultivait une musique unique, perméable aux influences extérieures, mais fière et glorieuse.
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Comme le montrent les couvertures ci-dessus, un soin tout particulier a été pris afin de conférer au label une image forte et immédiatement reconnaissable. Ces pochettes au style moderniste, joyeux et sensuel correspondent parfaitement à la musique des Edu Lobo, Quarteto Em Cy, Lennie Dale et autres Baden Powell et MPB-4 que présente la compilation. Hélas, je ne pense pas trouver une pile de leurs disques originaux lors de la prochaine brocante de mon quartier (je n'habite pas à Rio)...
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mardi 7 juin 2011

Refuser serait déshonorant

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On connaissait déjà la mythologie du guerrier manchot dans le cinéma asiatique, faisant de l'amputation un attribut étrange de virilité. Avec un bras en moins, le combattant n'en serait que plus impressionnant... Dès 1967, ce type apparaît dans le film Dubei dao (The One-Armed Swordsman) de Chang Cheh. Il sera repris de nombreuses fois, notamment dans le plus récent The Blade de Tsui Hark (1995) (dont on peut revoir la dernière scène, plutôt réjouissante ici).
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Il semblerait que cette perte d'un membre n'ait pas été uniquement reprise en tant que signe distinctif du héros dans le domaine asiatique. On peut par exemple citer Nuada "au Bras d'Argent", roi des dieux dans la mythologie celtique irlandaise. Ou encore Týr, dieu majeur des peuples germaniques qui avait sacrifié sa main dans la gueule du loup Fenrir afin de montrer sa valeur héroïque. En lisant Evariste Carriego de Jorge Luis Borges (1930) et ses histoires de mélancolie, de poignards et de tango dans les faubourgs de Buenos Aires, je suis tombé sur une anecdote évoquant un personnage semi-légendaire similaire. Je reproduis le passage en question ci-dessous :

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"L'histoire, me dit-on, se passa dans la circonscription de Chivilcoy, dans les années soixante-dix du siècle dernier. Wenceslao Suárez est le nom du héros qui exerce le métier de bourrelier et vit dans une petite maison. C'est un homme qui a entre quarante et cinquante ans ; il passe pour courageux et il est plus que vraisemblable (étant donné les faits que je vais raconter) qu'il a à son actif un ou deux meurtres ; mais ceux-ci, survenus en combat régulier, ne troublent pas sa conscience et ne ternissent pas sa réputation. Un après-midi, un fait insolite survient dans l'existence paisible de cet homme : on lui annonce chez l'épicier qu'une lettre est arrivée pour lui. Don Wenceslao ne sait pas lire ; l'épicier déchiffre lentement une missive cérémonieuse, qui d'ailleurs n'a pas dû être non plus écrite par celui qui l'envoie. Au nom de plusieurs amis qui savent apprécier l'adresse et le véritable sang-froid, un inconnu salue don Wenceslao, dont la renommé a franchi le Ruisseau du Milieu, et lui offre son hospitalité dans son humble demeure, dans un village de la province de Santa Fe. Wenceslao dicte une réponse à l'épicier ; il remercie de l'aimable invitation, explique qu'il n'ose pas abandonner sa mère, très âgée, et invite l'autre à Chivilcoy, dans sa maison où ne manqueront ni la viande grillée ni les bons verres de vin. Des mois se passent et un homme, montant un cheval harnaché d'une façon quelque peu différente de celle de la région, demande à l'épicerie qu'on lui indique la maison de Suárez. Celui-ci, qui est venu acheter de la viande, entend la question et se présente ; l'étranger lui rappelle les lettres qu'ils ont échangées quelques temps auparavant. Suárez se félicite que l'autre se soit décidé à venir ; puis ils vont tous deux dans un petit pré où Suárez se met à griller la viande. Ils mangent, boivent et bavardent... De quoi ? Je soupçonne qu'il s'agit de sujets sanglants, barbares mais traités avec attention et prudence. Ils ont déjeuné et la lourde chaleur de la sieste s'appesantit sur la terre quand l'étranger invite don Wenceslao à ferrailler un peu. Refuser serait déshonorant. Ils font quelques feintes et simulent, au début, un combat mais Wenceslao ne tarde pas à sentir que l'étranger se propose de le tuer. Il comprend, enfin, le sens de la lettre cérémonieuse et il regrette d'avoir tant mangé et tant bu. Il sait qu'il se fatiguera avant l'autre, qui est encore un jeune homme. Par ruse ou par courtoisie, l'étranger lui propose une pause. Don Wenceslao accepte et, quand ils reprennent le combat, il permet à l'autre de le blesser à la main gauche, celle qui tient le poncho enroulé autour du bras. Le couteau pénètre dans le poignet, la main pend, comme morte. Suárez, d'un bond, recule, pose sa main ensanglantée sur le sol, l'écrase de sa botte, l'arrache, frappe l'étranger en pleine poitrine et lui ouvre le ventre d'un coup de couteau. Ainsi s'achève l'histoire, sauf que pour certains l'homme de Santa Fe ne se relève pas tandis que pour d'autres (qui lui refusent la dignité de la mort) il retourne dans sa province. Dans cette dernière version, Suárez lui aurait procuré les premiers soins avec l'alcool restant du déjeuner...'
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Jorge Luis Borges, Evariste Carriego (1930), 2010, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, pp. 166-167.