mardi 24 mars 2015

Filmer les sans-noms #2





Ce dimanche 5 avril, à 20.30, le Cercle du Laveu accueillera le réalisateur Pierre-Yves Vandeweerd pour une projection exceptionnelle à Liège de son dernier film Les tourmentes (2014), tourné en Lozère. Cette deuxième séance du cycle Filmer les sans-noms sera l'occasion d'apprécier la manière dont le cinéma peut honorer la mémoire des égarés et pister des traces infimes, symptômes ou manifestations d'une présence, dans le paysage et dans l'histoire.
Le film, qui n'a pas encore été montré à Liège, a été diffusé dans de nombreux festivals à travers le monde et a reçu divers prix (Visions du Réel 2014 – Mention spéciale du Jury ; Festival Filmmaker – Grand Prix de la compétition internationale ; Rencontres internationales du documentaire de Montréal – RIDM – Prix de l’Image...).

"La tourmente est une tempête de neige qui désoriente et égare. Elle est aussi le nom donné à une mélancolie provoquée par la dureté et la longueur des hivers.
Là où souffle la tourmente, des hommes érigèrent des clochers pour rappeler les égarés. Et des bergers, au gré de leurs transhumances, usèrent de leurs troupeaux pour invoquer des âmes perdues ou oubliés.
Guidé par les sonnailles d’un troupeau et par les évocations des égarés, ce film est une traversée des tourmentes ; celles des montagnes et de l’hiver, des corps et des âmes, celles qui nous révèlent que ce que la nature ne peut obtenir de notre raison, elle l’obtient de notre folie."

Ici, un beau texte d'Eric Vidal sur le film, où sont convoqués les écrits ou les films de Jean-Christophe Bailly, Bruce Chatwin, Fernand Deligny, Vittorio de Seta, Béla Tarr... et un autre texte de Philippe Simon.

Pierre-Yves Vandeweerd est un cinéaste belge. Ses films s’inscrivent dans le cinéma du réel et ont été, pour la plupart, tournés en Afrique : en Mauritanie ( Némadis, des années sans nouvelles / Racines lointaines / Le cercle des noyés), au Sahara occidental (Les dormants / Territoire perdu), au Soudan (Closed district).
A la fois poétiques, philosophiques et politiques, ses films mettent en lumière les mécanismes de l’oubli et de la disparition, à partir de destins individuels et collectifs. (source)

jeudi 19 mars 2015

Paradigme indiciaire (24)


Dans son essai L'archéologie dans l'Antiquité. Tourisme, lucre et découvertes (Les Belles Lettres, 2014), Robert Turcan interroge notamment la manière dont les antiques envisageaient leur propre antiquité, par le biais de la fouille archéologique. Passionnantes et souvent surprenantes sont les manières dont les fouilles étaient entreprises, suite à des présages, des injonctions divines ou le travail d'animaux détectives. Il faut avouer que cela est bien plus poétique que des fouilles entamées suite à des recherches par SIG ou des travaux de terrassement pour de futurs supermarchés... L'extrait (pp. 88-90) qui suit concerne les découvertes dues aux fantômes et revenants (je ne reproduis pas les appels de notes) :

"Les morts peuvent à l'occasion susciter une fouille.
On connaît la lettre où Pline le Jeune parle d'une maison d'Athènes, vaste et confortable, mais hantée la nuit par un spectre, qui fait retentir ses entraves et ses chaînes de fer. Aussi cette demeure est-elle mise en vente. Mais aucun acquéreur n'ose se présenter, quand le philosophe Athénodore, voyant l'affiche et malgré les mauvais bruits, décide de la louer. Il s'y installe, se fait préparer un lit de travail, des tablettes, un stylet, une lampe, afin de consacrer sa nuit à l'étude. Le cliquetis des chaînes ne le détourne pas de son occupation. Mais le fantôme se rapproche de lui et, lorsqu'Athénodore se retourne, il le voit sur le seuil qui lui fait signe de le suivre. Le philosophe prend donc sa lampe et sort dans la cour, où l'apparition s'évanouit brusquement. Il en marque l'endroit avec des herbes et des feuilles. Le lendemain matin, il se rend auprès des magistrats, leur expose l'affaire et leur conseille de faire défoncer le sol à la place indiquée. On y trouve des os enchainés, restes d'un corps rongé par le temps et la putréfaction. On les inhume rituellement, et désormais la maison n'a plus de visiteur nocturne.
Lucien nous conte une histoire analogue, mais que le narrateur réinvente à sa manière. Le héros en est le pythagoricien Arignôtos et la maison hantée tombe en ruines. Le toit s'effondre et personne n'a l'audace d'en franchir le seuil. Arignôtos se munit de livres égyptiens traitant des revenants. Le "démon" se présente. Il se change en chien, en taureau ou en lion pour terroriser l'hôte, qui s'est accomodé de la chambre la plus vaste des lieux. Mais le philosophe a réservé au démon "la plus effrayante incantation" et l'accule dans le coin d'une pièce obscure. Notant alors l'endroit où le spectre a "sombré", il peut dormir en paix. Le lendemain, il mène ses amis, qui ont tremblé pour lui, là où il a vu disparaître le fantôme. On se met à creuser et, à environ une brasse (1,776 m) de profondeur, on détecte un vieux cadavre dont les os seuls conservaient le schéma d'un corps humain. On leur donne alors une sépulture décente, et désormais la maison cesse d'être infestée."

mardi 17 mars 2015

Mnémotourisme (37)


"Les vivants se découvrent, chaque fois, au midi de l'histoire. Ils sont tenus d'apprêter un repas pour le passé. L'historien est le héraut qui invite les morts au festin."
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Paris, 1989, p. 500.

L'historien, et l'artiste, et le musicien ou le danseur, et l'écrivain, et le tourneur en rond, à chacun d'inviter ses morts au festin.

Citation et image (Turin, Museo Egizio) issues de L'apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum de Jean-Christophe Bailly (Hazan, 2000).

mardi 3 mars 2015

Mnémotourisme (36)




Lorsqu'il part enquêter dans le Sud de l'Italie, notamment sur les possédées du tarentulisme, l'ethnologue Ernesto de Martino (trois volumes d’œuvres parus en français aux Empêcheurs de tourner en rond) est accompagné par le photographe Franco Pinna (voir photographies ci-dessus), mais aussi par un psychiatre, un ethnomusicologue, un historien des religions.... Durant les années 1950, cet homme élabore une pensée singulière sur la magie et les coutumes d'un monde sur le point de s'éteindre (le même d'ailleurs superbement filmé à la même époque par Vittorio De Seta et enregistré par Alan Lomax...). Au début des années 1960, ce travail hors normes, auquel viendra, parmi d'autres, puiser un certain Carlo Ginzburg, inspire le réalisateur Gianfranco Mingozzi pour son film Tarantula (1962, voir ci-dessous). Et ce film est un petit bijou, réalisé avec les conseils d'Ernesto De Martino et accompagné d'un commentaire du poète Salvatore Quasimodo (qui pour l'anecdote a écrit les vers à l'origine du titre de Déjà s'envole la fleur maigre de Paul Meyer...).


Pour une traduction en français du commentaire de Salvatore Quasimodo, voir ici.
Plus sur le tarentulisme et Ernesto De Martino ici.