mardi 28 octobre 2014

Vers les cimes (48)


Dans Le puits d'Iván Repila (Denoël, 2014, traduit de l'espagnol par Margot Nguyen Béraud), deux frères, nommés le Grand et le Petit, sont prisonniers au fond d'un puits de terre perdu dans la forêt. La faim, le froid, la folie les guettent. Il faut en sortir. Et l'auteur, en rejeton littéraire des frères Grimm et de Beckett, de nous conter la mort, la naissance, la vengeance et l'amour par le biais de la destinée de ces deux enfants, pour "réinvestir les lieux, reprendre la parole."

Extrait, pp. 76-78 :

"Le Petit s'est lui-même baptisé "l'Inventeur" et organise des activités culturelles pour son frère, essentiellement parce que son imagination est devenue indomptable.
Il a mis au point une musique nouvelle, dite "ostéovégétale", qui consiste à taper sur certains os avec des racines séchées. Il la pratique sur son propre corps, en particulier les genoux, les hanches, le torse et les clavicules ; mais ce qui le rendrait vraiment heureux serait de réussir à tourner les bras et la tête pour bien faire retentir sa colonne vertébrale. Son extrême maigreur le fait ressembler à un quartier biscornu dont les rues anguleuses lui permettent une large gamme de sons aigus et cristallins, associés ensuite à une mélodie composée de coups sourds contre son cartilage, son ventre et sa poitrine. S'ensuit une série de concerts à la base rythmique lancinante, mais auxquels les petits sursauts harmoniques qui l'agrémentent concèdent, abstraction faite de l'origine squelettique du son, une certaine musicalité. Hormis l'interprétation même de ces symphonies, le Petit prend un plaisir particulier à les présenter ; avec un grand cérémonial, il adopte la position adéquate pour jouer de lui-même, puis explique le contenu de ces œuvres aux titres aussi appropriés que Chanson pour rotule et côtes, Doigts affamés ou Un crâne dans la nuit.
(...)
A la fin de la programmation de la journée, son frère applaudit plusieurs minutes d'affilée, siffle et s'égosille comme le ferait un public reconnaissant. Ensuite, s'il lui semble que le Petit en a le courage, il demande un rappel, l'incite à saluer, et tous deux rient lors des modifications involontaires du spectacle, toujours impossible à reproduire à l'identique. 
Quelques heures plus tard, affamés et épuisés, ils sont à peine capables de se rappeler ce qu'ils ont fait, vu ou entendu."

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