samedi 13 septembre 2014

Paradigme indiciaire (23)


"Les lecteurs de livres, dans la tribu desquels j'entrais sans le savoir (nous nous croyons toujours seuls à chaque découverte, et chaque expérience, de la naissance à la mort, nous paraît formidable et unique), développent ou concentrent une fonction qui nous est commune à tous. Lire des lettres sur une page n'est qu'un de ses nombreux atours. L'astronome qui lit une carte d'étoiles disparues ; l'architecte japonais qui lit le terrain sur lequel on doit construire une maison afin de la protéger des forces mauvaises ; le zoologue qui lit les déjections des animaux dans la forêt ; le joueur de cartes qui lit l'expression de son partenaire avant de jouer la carte gagnante ; le danseur qui lit les indications du chorégraphe, et le public qui lit les gestes du danseur sur la scène ; le tisserand qui lit les dessins complexes d'un tapis en cours de tissage ; le joueur d'orgue qui lit plusieurs lignes musicales simultanées orchestrées sur la page ; les parents qui lisent sur le visage du bébé des signes de joie, de peur ou d'étonnement ; le devin chinois qui lit des marques antiques sur une carapace de tortue ; l'amant qui lit à l'aveuglette le corps aimé, la nuit, sous les draps ; le psychiatre qui aide ses patients à lire leurs rêves énigmatiques ; le pêcheur hawaïen qui lit les courants marins en plongeant une main dans l'eau ; le fermier qui lit dans le ciel le temps qu'il va faire - tous partagent avec le lecteur de livres l'art de déchiffrer et de traduire des signes. Certaines de ces lectures sont colorées par la notion que l'objet lu a été créé dans ce but spécifique par d'autres êtres humains - la musique, par exemple, ou la signalisation routière - ou par les dieux - la carapace de tortue, le ciel nocturne. Les autres relèvent du hasard."

Alberto Manguel, Une histoire de la lecture (traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf), Actes Sud coll. Babel, p. 19.

Ci-dessus, une carapace de tortue chinoise portant des inscriptions divinatoires relatives à la moisson et datant du règne de Wu Ding (dynastie Shang - 14e-13e siècles BC). Voir ici pour plus de détails et d'autres ossements divinatoires.

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