mardi 30 septembre 2014

Des milliards de pères (14)


J'ai des milliards de pères.
Lui m'apprend que quels que soient nos masques et nos costumes, Valjean, Bienvenue ou Fauchelevent, de forçats maudits, nous pouvons devenir saints.

lundi 29 septembre 2014

Vers les cimes (45)


Le Tripode a eu l'excellente idée de rééditer L'ancêtre, un roman de l'Argentin Juan José Saer. A travers ce texte étourdissant de poésie et débordant de sauvagerie contenue, l'auteur conte la dérive exotique et sombre d'un jeune mousse du début du 16e siècle perdu au pays des anthropophages. De bien tristes tropiques l'attendent, terribles au point que le monde ne sera plus jamais le même. On en livre ici les premières phrases traduites par Laure Bataillon :

"De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l'air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d'un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l'incandescence interne.
Ma condition orpheline me poussa vers les ports. L'odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d'épices et l'amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m'éduquer et m'aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère. Garçon de courses pour putains et matelots, portefaix, dormant de temps en temps sous le toit de quelque parent mais, la plupart du temps, sur les sacs des entrepôts, je m'en fus, laissant peu à peu, derrière moi, l'enfance, jusqu’au jour où l'une des putains paya mes services d'un accouplement gratuit - le premier en l'occurrence - et où un matelot, au retour d'une commission, récompensa mon zèle d'un verre d'alcool ; ce fut ainsi que je devins, comme on dit, un homme."

samedi 27 septembre 2014

La danse des possédés (104)



Anticyclone (1976), un album bégayeur, bagarreur, où l'on cause d'Erik Satie minant les églises ... Loin de là, et c'est très bien comme ça.

mardi 23 septembre 2014

L'usage sonore du monde (28)


On recommande une nouvelle émission de France Musique intitulée Carnet de voyage et consacrée aux musiques de tradition orale. La parole y est donnée à des ethnomusicologues tels que Bernard Lortat-Jacob, dans une première émission passionnante. Pour ceux que ça intéresse, rappelons qu'un entretien avec cet ethnomusicologue spécialiste des polyphonies sardes est intégré dans notre livre Field Recording. L'usage sonore du monde en 100 albums.

lundi 22 septembre 2014

Le terril (21)


D'habitude, les réverbères de la rue proche éclairent tant soit peu nos promenades nocturnes. Mais ce soir-là, c'est comme si l'obscurité figurait à l'avance ce qui allait se passer. Trébuchant, cherchant ne fût-ce qu'un morceau d'étoile morte, nous rejoignons notre endroit habituel. Avant, nous échangions aux terrasses des cafés, dans les salons enfumés et les bars en déroute. Désormais, pour nos rencontres, nous nous rendons là où le sol se dérobe. Là où l'eau surgit avec fracas. Là où la lumière décline. Cette fois, au centre d'un trou noir.
Nous ne causons guère, il n'y a rien à dire. Soudain, un cri grave retentit, s'étire et s'achève en un grognement. Un autre un peu plus bas. Puis un troisième juste derrière nous. Nous sommes bientôt entourés. Les bêtes à cornes sont sorties de leur souille et trépignent autour de nous. Le sang noir devra-t-il couler ? Guère rassurés, nous restons immobiles, et attendons. Un bruit de cavalcade suivi d'un hurlement bref. Et puis plus rien. Je me terre et tremble : je n'ai pas l'âme d'un chasseur-cueilleur. 
A l'aube, la lumière revient et je peux enfin voir ce qu'il est advenu de mon compagnon, mon ami, mon frère. Le moins que l'on puisse écrire, c'est que les andouillers de massacre, trochures et épois ont bien tranché. La Bête a pris l'Homme. Je devrai désormais baguenauder seul.
En avant.

mercredi 17 septembre 2014

Mnémotourisme (33)


Où l'on assiste à une des naissances de l'archéologie, avec Thucydide au 5e siècle avant JC, dans la première partie de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, justement appelée L'archéologie. Et je souligne en gras un passage significatif. 
Et en pensant à ces temps où les choses naissaient encore, j'essuie ma truelle sur mon pantalon.
"VIII. - Les habitants des îles, Cariens et Phéniciens, s'adonnaient tout autant à la piraterie ; car c'étaient eux qui avaient occupé la plupart des îles. En voici une preuve : dans la présente guerre, quand les Athéniens purifièrent Délos et qu'on enleva toutes les tombes de l'île, on constata que plus de la moitié appartenait à des Cariens, ainsi que l'attestèrent les armes enfouies avec les morts et le mode de sépulture, encore en usage chez les Cariens d'aujourd’hui. Quand Minos eut constitué sa puissance maritime, les communications par mer devinrent plus faciles de peuple à peuple ; il fit disparaître des îles les pirates, d'autant mieux qu'il colonisa beaucoup d'entre elles ; les habitants du bord de la mer commencèrent à acquérir des richesses et à se construire des habitations plus solides ; quelques-uns même devenus plus riches entourèrent leurs villes de murailles ; dans leur amour du gain, les faibles subissaient la domination des forts, et les plus riches, avec les ressources dont ils disposaient, se soumettaient les cités plus faibles. Telles étaient encore les moeurs quand, longtemps après, les Grecs entreprirent leur expédition contre Troie."

THUCYDIDE, HISTOIRE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, TRADUCTION NOUVELLE ET INTRODUCTION PAR JEAN VOILQUIN, PROFESSEUR AU LYCÉE SAINT-LOUIS, AGRÉGÉ DE L'UNIVERSITÉ. NOTES DE JEAN CAPELLE, PROFESSEUR HONORAIRE AU LYCÉE SAINT-LOUIS, AGRÉGÉ DE L'UNIVERSITÉ, PARIS, LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES, 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS, sans date. (voir ici pour le texte dans son intégralité) 
Ci-dessus, un buste de Thucydide du Musée d'Ontario.

samedi 13 septembre 2014

Paradigme indiciaire (23)


"Les lecteurs de livres, dans la tribu desquels j'entrais sans le savoir (nous nous croyons toujours seuls à chaque découverte, et chaque expérience, de la naissance à la mort, nous paraît formidable et unique), développent ou concentrent une fonction qui nous est commune à tous. Lire des lettres sur une page n'est qu'un de ses nombreux atours. L'astronome qui lit une carte d'étoiles disparues ; l'architecte japonais qui lit le terrain sur lequel on doit construire une maison afin de la protéger des forces mauvaises ; le zoologue qui lit les déjections des animaux dans la forêt ; le joueur de cartes qui lit l'expression de son partenaire avant de jouer la carte gagnante ; le danseur qui lit les indications du chorégraphe, et le public qui lit les gestes du danseur sur la scène ; le tisserand qui lit les dessins complexes d'un tapis en cours de tissage ; le joueur d'orgue qui lit plusieurs lignes musicales simultanées orchestrées sur la page ; les parents qui lisent sur le visage du bébé des signes de joie, de peur ou d'étonnement ; le devin chinois qui lit des marques antiques sur une carapace de tortue ; l'amant qui lit à l'aveuglette le corps aimé, la nuit, sous les draps ; le psychiatre qui aide ses patients à lire leurs rêves énigmatiques ; le pêcheur hawaïen qui lit les courants marins en plongeant une main dans l'eau ; le fermier qui lit dans le ciel le temps qu'il va faire - tous partagent avec le lecteur de livres l'art de déchiffrer et de traduire des signes. Certaines de ces lectures sont colorées par la notion que l'objet lu a été créé dans ce but spécifique par d'autres êtres humains - la musique, par exemple, ou la signalisation routière - ou par les dieux - la carapace de tortue, le ciel nocturne. Les autres relèvent du hasard."

Alberto Manguel, Une histoire de la lecture (traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf), Actes Sud coll. Babel, p. 19.

Ci-dessus, une carapace de tortue chinoise portant des inscriptions divinatoires relatives à la moisson et datant du règne de Wu Ding (dynastie Shang - 14e-13e siècles BC). Voir ici pour plus de détails et d'autres ossements divinatoires.

vendredi 12 septembre 2014

Le terril (20)


L'homme qui pense a les fesses rouges comme un macaque. Sur le terril, il vient parfois s'asseoir et s'interroger. Son principal sujet de réflexion, c'est le Monde qui naît. Qu'y avait-il avant le big bang ? Comment concevoir le passage du néant à ce qui n'en est plus ? Et pourquoi même envisager un début, alors qu'une continuité sans limites est tout aussi envisageable ? Anaximandre de pacotille, il détaille l'illimité, l'inengendré, l'indéterminé, l'immatériel. Je vais parfois l'écouter, son soliloque s'accorde bien au paysage. Je m'en ferais bien un ami, ça peut toujours servir un homme qui pense. Mais malgré mes présents et ma prévenance, il ne s'arrête jamais de parler. Un jour, alors qu'il revenait encore sur la nécessité de la nécessité ou que sais-je encore comme futilités déguisées, j'en ai eu assez. Je l'ai empoigné, défroqué et lui ai donné une grosse fessée. Avec sa tête de planisphère triste, il est allé s'installer un peu plus loin et a recommencé son monologue. J'ai tourné les talons et ne l'ai plus jamais revu. Depuis, là où il avait coutume de s'asseoir, là où l'horizon s'écroule, la roche a pris une teinte écarlate.
En avant.

jeudi 11 septembre 2014

Des milliards de pères (13)


J'ai des milliards de pères.
Lui m'enseigne qu'"Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès."
(Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, thèse IX)

mercredi 10 septembre 2014

La danse des possédés (103)


Des chats rôdent et m'empêchent de déjeuner en paix.

dimanche 7 septembre 2014

Le terril (19)



Un rêve :
Le bout de mon index droit est tranché et s'en échappent de la fumée ainsi que des volutes de sang transformé en gaz. Je me consume et cela fait du bien. 
J'ouvre les yeux, j'ai cinq ans et quelques personnes m'entourent. D'elles émane un halo, faible, mais nettement perceptible. Certaines jouent d'un instrument, ensemble ou pas, je ne sais pas très bien. D'autres regardent dans le lointain. Des fourmis grimpent sur mes jambes et comme ce sont des noires, je ne m'en soucie guère. Le monde est ici et si l'horizon porte loin, il n'y a rien au-delà. J'en suis sûr.
La prochaine fois, je prendrai mon kazoo.
En avant.

jeudi 4 septembre 2014

Paradigme indiciaire (22)




"La présence de l'humanité dans sa multitude est toujours là dans mon travail. Ce grand nombre est parfois évoqué par des tonnes de vêtements usés, par des centaines de photographies, ou par des milliers d'objets perdus (que je recueille au Bureau des Objets Trouvés), ou encore par de longues listes de noms, ceux d'ouvriers dans une usine du nord de l'Angleterre au 19e siècle, ou ceux des artistes ayant participé à la Biennale de Venise depuis sa création. Le nombre, le côté presque interchangeable de l'être humain et son unicité, son caractère propre, sont une des oppositions sur lesquelles je travaille. Je m'intéresse à ce que j'ai appelé La petite mémoire, une mémoire affective, un savoir quotidien, le contraire de la grande mémoire préservée dans les livres. Cette petite mémoire, qui forme pour moi notre singularité, est extrêmement fragile, et elle disparaît avec la mort. Cette perte d'identité, cette égalisation dans l'oubli sont très difficiles à accepter ; par exemple, quand on regarde des centaines de crânes, ils ont tous l'air identiques."  
Christian Boltanski, « La petite mémoire », Le Voyage au Pérou, Christian Boltanski. Dernières années, catalogue du Musée d'art moderne de la ville de Paris, 1998.
 

mardi 2 septembre 2014

La danse des possédés (102)



Quand on déchiffre et interprète une partition tatouée sur le postérieur d'un des suppliciés dépeints sur le volet droit du Jardin des délices de Jérôme Bosch, on obtient un morceau littéralement infernal tel que pouvait le concevoir le grand peintre...