jeudi 27 mars 2014

Le pou du pubis...






... et ses amis photographiés par Auguste Bertsch (1813-1870), pionnier de la microphotographie. Pour plus d'infos et les références des images, voir ici.

vendredi 21 mars 2014

Le terril (13)


Là où je vis, les hommes pensent que le monde a la forme d'un terril. 
Au commencement, dit-on, il n'y avait qu'un grand feu, sans âge et sans limites. Et cette fournaise, dit-on, un jour, se fragmenta. Et le temps, et les étoiles, et la matière naquirent. L'ordre et le désordre pourraient désormais s'affronter. Une immense boule de flammes, dit-on, avait erré durant plusieurs éternités avant de trouver un ciel qui deviendrait notre ciel. La boule de feu, dit-on, changea autant de fois de forme qu'il y aurait un jour des formes différentes dans le monde. Elle prit son temps et cela dura encore beaucoup d'éternités, Dieu est la nature et la nature est infinie. Enfin, dit-on, le feu parut s'éteindre et le monde prit l'aspect d'un tas de lave durcie. Il n'y avait pas encore de mers, et de montagnes, et de bois, et d'oiseaux, et de vers de terre, et de lichens... Des géants porteurs de hottes, dit-on, un jour se levèrent et commencèrent à gravir les pentes de ce monde naissant. Chacun de leurs pas, dit-on, formait des continents, des falaises, des grottes et toute la dentelle de la terre. Leur sueur et leurs larmes coulaient au sol par torrents, et la vie vint ainsi de l'effort et de la joie. Quand ils parvenaient au sommet, dit-on, ils se retournaient et observaient le ciel avec amertume. Déjà, ils connaissaient leur fin. Ils s'engouffraient alors, dit-on, dans d'immenses galeries où ils allaient remplir leurs hottes. Qu'y avait-il au fond de ces tunnels ? Nul ne le saura jamais. Le mystère, dit-on, nous protège du chaos et du mal. Ils sortaient et déversaient tout leur fourbi sur les pentes du monde. Et c'étaient des animaux qui commençaient à courir, à voler, grogner, frétiller et bourdonner. Quand les hommes furent ainsi jetés sur la terre, dit-on, les géants se regardèrent et explosèrent. C'était au tour de l'homme, dit-on, de se hisser vers les cimes et de creuser pour atteindre le feu. Nous en sommes toujours là.
Le monde est un terril. 
En avant.

jeudi 20 mars 2014

Vers les cimes (40)


"J'ai appris à interpréter le souffle qui sort des naseaux du bœuf. J'ai senti la nature puissante des bêtes m'envelopper et me revigorer. J'ai vu l'homme bleu caché et entendu des revenants frapper à la porte. J'ai senti les forces mystérieuses de l'existence au cœur des buttes et aux endroits ensorcelés et j'ai effarouché les génies tutélaires au moment où mon cheval s'est arrêté. J'ai entrevu des lumières d'il y a longtemps. Personne ne comprend qu'on puisse voir des lumières d'il y a longtemps, et moi je me fiche pas mal que personne ne comprenne ce que cela veut dire. J'ai appris à déchiffrer les nuages, le vol des oiseaux et le comportement du chien. J'ai éprouvé l'étonnement du premier colon et mesuré l'envergure des premiers habitants de ce pays. J'ai perçu l'angoisse du feuillage aux éclipses de lune, j'ai levé les yeux dans les côtes et senti mon âme s'élever hors de moi tandis que je conduisais mon tracteur. J'ai entendu mes glouglous d'estomac répondre aux grondements du tonnerre, petit homme sous un ciel immense ; j'ai entendu le ruisseau chuchoter qu'il est éternel. J'ai fait de la terre ma bien-aimée. J'ai empoigné un saumon vigoureux. Le renard m'a appris ce qu'est l'intelligence. J'ai senti de la compassion dans les yeux du phoque et l'ai libéré de la palangre. J'ai été témoin de la cruauté de l'orque ainsi que de la douceur de l'amour maternel et je me suis trouvé un refuge hors du monde, là où les cygnes vont dormir. Je me suis baigné dans une eau pleine de l'éclat du soleil, et non dans celle qui sort noire des tuyaux de lieux civilisés et j'ai perçu la différence. Perdu dans la tempête de neige, j'ai mené mon cheval par la bride jusqu'aux grands rochers avant d'abandonner la partie, m'en remettant à l'instinct de l'animal pour me ramener à la ferme. J'ai tiré sur un renard en train de chier. J'ai vu un iceberg basculer. J'ai lancé un poisson à la tête du chef de canton. Oublié un cadavre. J'ai pris livraison d'un corps de femme fumé. J'ai vécu d'amour et d'eau fraîche durant les hivers des années soixante où la mer était prise par les glaces. J'ai fantasmé pour combler les lacunes de mon existence, compris que l'être humain peut faire de grands rêves sur un petit oreiller. J'ai continué, ivre de désir et de l'espoir qui pousse la sève jusqu'aux rameaux desséchés de la création. Et puis j'ai aimé et j''ai même été heureux, un temps."

Bergsveinn Birgisson, La lettre à Helga, Zulma, 2013, pp. 103-105 (traduit de l'islandais).

mardi 11 mars 2014

Le peintre (4)


Tes parents font partie de la Confrérie de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, du nom de celle qu'on appelle aussi Notre-Dame de la Miséricorde, Notre-Dame du Soledade, Notre-Dame des Angoisses ou Notre-Dame des Larmes. La fuite en Égypte, la souffrance et la mort d'un fils, le froid de la pierre du tombeau, ce n'était quand même pas une mince affaire. J'aime à penser qu'enfant, ces récits t'ont fait tourner chèvre, que ta foi brûlait et t'étouffait. Ce que tu pensais être le Christ guerroyait en toi. Ton seul jouet en bois, c'était une croix, ton unique jeu de rôle, la Passion. Même ton rire sentait l'eau bénite. Tes frères et sœurs te surnommaient le Petit Prophète. Ils te filaient des claques bien senties, rabrouaient tes ébauches de sermon, écrasaient ces pieds que tu aurais voulu stigmatisés : la morve au nez et la foi ne font pas bon ménage. Un jour, tu as eu la fièvre, et dans ton délire, tu t'es vu Choisi (l'humilité est rarement l'apanage du mystique). Et ta mère soupirait. L'enfance qui a des idées fixes est dangereuse. Tu te voyais en saint Georges, Le Peintre, mais ton dragon avait les naseaux garnis de fleurs.

samedi 8 mars 2014

Paradigme indiciaire (19)



« Que le visible ne s’interprète qu’en référant à l’invisible. Que la trace, le déchet, l’empreinte, le poil, le détail réfère au fauve qui est passé. Que ce qu’on voit mendie un Ce fut, a besoin du lointain, rêve la nuit, circule par l’autre monde, fait fonctionner le sens comme direction d’une course, d’une précipitation, d’un cheminement, d’une errance. »

« Les traces, par définition, ne sont donc jamais visibles en tant que traces. Elles ne sont visibles que si elles sont cherchées comme des marques de ce qui n’est plus là.
Toute trace est une bête absente, une chasse possible de ce qui ne s’y voit pas. Seule leur attente les découvre. Je pose ces deux thèses : Il y a une lecture en amont de toute écriture comme il y a des signes avant la langue naturelle.
Toujours l’image qui manque précède. […]
Seul le mélancolique chasse sans fin (aoristiquement). Seul il voit sans cesse, partout, la trace du perdu merveilleux, le vestige de la reine, l’empreinte de la "vraie".
Seul le mélancolique porte avec lui la joie arbitraire et foudroyante. »
Pascal Quignard, Sur le jadis, Paris, Grasset, 2002, pp. 85-86 et 69 (source, voir ici).



vendredi 7 mars 2014

Nos chairs sont solitaires






Ces temps-ci, on me dit souvent que j'ai maigri. Ce n'est pas grave, j'aime ça, et j'aime aussi les planches d'anatomie de Jacques Gautier d'Agoty (1716-1785).

mercredi 5 mars 2014

Mnémotourisme (28)


B. Waterhouse Hawkins, Squelette d'Hadrosaure reconstitué à partir de 76 fragments fossiles (épreuve photographique retouchée), 1868, Philadelphia, The Academy of Natural Sciences.

lundi 3 mars 2014

Le peintre (3)


Nous ne saurons rien de ton enfance. Tes jeux, tes peurs, tes sensations, tes colères et tes joies resteront à jamais inconnus. Ce n'est pas exceptionnel, c'est l'éternel lot du récit des premières années de l'homme. Un enfant ne se raconte pas, il vit. Et dès qu'il a la capacité du recul, qui autorise la narration, il n'est plus un enfant. Il reste au transcripteur les souvenirs, l'imagination et la trahison. Que dire dès lors de cet âge où la turbulence et la parole déraisonnée faisaient loi ? Quelques données contextuelles au mieux, quelques images mensongères sans aucun doute. Des questions, toujours.
Petit, tu respires un air chargé d'odeurs d'huiles, de métaux plus ou moins toxiques et de colles diverses (ton père aussi était peintre). Quand tu rampes jusqu'à la porte, tu vois passer des troupes armées, des religieux en tous genres, des marchands ambulants, quelques mendiants à moitié fous, des animaux aussi. Ils sont immenses et t'effraient. Peut-être t'en souviendras-tu lorsque tu représenteras tous ces ladres à la peau recouverte d'ulcères dans tes œuvres ? As-tu entendu parler de ce que l'on découvrait de l'autre côté de l'Océan - après tout, à quelques années près, tu as le même âge que le Nouveau Monde ? As-tu pressenti que le monde changeait, qu'il ne serait plus jamais le même ? Probablement non. La rumeur de ce loup affamé rôdant aux portes de la ville paraissait suffisamment préoccupante. Qu'avais-tu à faire d'hommes coiffés de plumes, de cannibales, de monstres marins innombrables ? Étais-tu agité, rêveur, fugueur, rieur ? Quelles langues et quels accents entendais-tu dans l'atelier de ce père où des retables immenses étaient conçus pour l'Italie, les Royaumes du Nord même, de lointaines contrées où tu n'irais probablement jamais ? Quels ont été tes premiers mots ? Ton père était-il fier des dessins malhabiles que tu lui présentais ? Étaient-ce des gueules de chevaux rigolards, des profils de chevaliers casqués, déjà de petits Christs joufflus ? 
Chaque instant de ta vie se situant à la jonction de milliards de récits, je pourrais continuer indéfiniment à m'interroger. Une chose pourtant est sûre Le Peintre, tu avais les pieds sales et cornés.