samedi 9 novembre 2013

Vers les cimes (36)


Dans La claire Fontaine (Verdier, 2013), David Bosc écrit (et on voudrait écrire ce mot en majuscules) l'exil en Suisse de Gustave Courbet après sa participation à la Commune de Paris. Et c'est une merveille. Ci-dessous, deux courts extraits (p. 17 et pp. 50-51). En haut, une photographie des restes de la Colonne Vendôme, détruite le 16 mai 1871 sous les ordres de Courbet. 

"L’homme qui venait de franchir la frontière, ce 23 juillet 1873, était un homme mort et la police n’en savait rien. Peu de temps avant son départ, il avait écrit : "Aujourd'hui, j'appartiens nettement, tous frais payés, à la classe des hommes qui sont morts, hommes de cœur, et dévoués sans intérêts égoïstes à la République, et à l'égalité." (Tous frais payés, ça veut dire : j'ai casqué, recta, il n'y a pas de princesse dans les parages.) L'holocauste écœurant dans lequel furent jetés la Commune et les communards avait tant et si bien frappé Courbet qu'il se rangeait dorénavant parmi la classe des hommes qui sont morts. En d'autres mots, il est sorti du grand chantage. Il a quitté la piste où prévalent les sornettes de la timbale à décrocher, de la marmite à rétamer, de l'honneur à tenir plus blanc que blanc au milieu du carnage, de la santé qui fait que tout va quand ça va ; il a balancé la dragée haute et le reste ; il s'est accordé d'être aveugle aux affiches, sourd aux fifres. A la façon des morts, il s'est arrangé un passage dans un autre monde, et le premier venu a fait l'affaire. C'est un homme mort qui fera l'amour avant huit jours."

" La campagne alentour était on ne peut plus jolie. La campagne, c'était cela qu'aimait le père de Courbet en l'appelant la Nature, cette clémence arrachée à l'absurde, cet enfouissement panique de la sauvagerie : un enclos, une vigne, un jardin d'agrément. Les pères et les mères transmettent leurs goûts à leurs enfants, on en convient, mais c'est un phénomène d'imprégnation et qui n'assure rien moins que la reprise des flambeaux ou l'enrichissement des collections. Le goût du vin, celui de la poussière, celui du sang, le goût de la nature aussi bien que l'odeur du parquet ciré - les enfants gardent tout. Mais le goût de la nature peut prendre la forme de la haine, de la manie, de l'addiction, la forme de n'importe quoi. On n'a pas la même façon d'aimer. 
Courbet a eu recours aux forêts inconcevables. Son œil ne tenait pas sur les jardins mignards. A peine assis, la barrière le gène, il s'arrache au pliant, renverse les guéridons, calte, dévale tout le chemin jusqu'au gros chêne, gicle et fuse parmi les blés, paumes ouvertes sur la barbe d'épis, doigts écartés dans la fourrure rêche, qui le gratte, l'irrite, l'échauffe ; il plonge à la première eau, flaque ou nuage noir. Il lui fallait incorporer la nature - boire, dévorer -, et s'y incorporer - se baigner, pénétrer les fourrés, les frondaisons, les grottes - et il brûlait, il devait, par un moyen ou par un autre, en restituer quelque chose.
Son œil ne tenait pas sur les jardins mignards, mais il y avait les fleurs. et le paradis de Courbet, c'était peut-être au cœur de la forêt, dans le maelström de la sauvagerie, un grand corps fait de fleurs. En Saintonge, au début des années soixante, il avait peint une jonchée de fleurs étendue sur un banc. Au pied d'un arbre vigoureux, dont les branches s'arc-boutent pour arrêter la catastrophe d'un crépuscule du soir, faisant comme une grille sur la férocité de nuages sanglants. Contre le ciel taché de brun, de vert, au pied d'un arbre noueux, c'était un corps alangui de fleurs suaves, dont une au milieu devenait blanche à la douleur. Des fleurs qui n'en finissent pas de s'ouvrir sous la rosée tranquille. Et sur le corps fragile et sauvage d'un printemps de fille, l'arbre - un peuplier tremble, probablement - dépose le rehaut sombre d'une autre mesure du temps, de cela qui dure tandis que nous mourons."

2 commentaires:

kwarkito a dit…

Belle découverte que ce blog, plein de trouvailles et de précieuses informations. J'en aime le ton... I'll be back

Alexandre Galand a dit…

Merci ! Bienvenue...