jeudi 28 février 2013

Retour (12)


En premier, on rougit de la recension écrite par le paysagiste sonore Gilles Malatray sur son site, très riche, Des arts sonnants (voir texte ci-dessous). Il nous faut mentionner également une sympathique interview pour l'émission Temps Libre, diffusée sur Radio Grenouille à Marseille le 8 février 2013, et une recension chaleureuse dans le Bulletin de liaison de Barricade, ici en p. 26. Enfin, le livre a été sélectionné comme coup de cœur par la libraire hutoise La dérive. Huy, ville de Pierre l'Ermite, de Colin-Maillard et de Li Tchestia, merci !

"Après avoir lu, et même et relu, le livre d'Alexandre Galand consacré au field recording, paru aux éditions Le mot et le reste, je vous livre ici quelques notes et impressions.
Tout d'abord, le classement du genre en trois catégories adopté ici, s'il ne permet pas de faire entrer toutes les pratiques et esthétiques dans une boîte précise, a le mérite de proposer des repères assez lisibles, entre  ethnomusicologie, audionaturalisme et composition (sonore et/ou musicale). Certes, les choses ne sont pas aussi étanches que cela, l'auteur le reconnaît lui-même, mais cette classification donne néanmoins une idée des pratiques où mémoire, patrimoine, recherche, écologie et paysage sonore, création artistique relèvent  du socle commun des field recordings.
Outils, méthodes, technique,  genre esthétique, l'ouvrage ne cherche pas à enfermer l'objet d'étude dans une approche qui se révélerait assez vite réductrice tant, selon les époques, les objectifs et les preneurs de sons, les field recordings empruntent à toutes ces démarches.
Le mot field recording reste lui-même difficile à traduire, enregistrement de champ, de terrain, in situ, phonographies... ce qui conforte d'ailleurs la pluralité de  la chose.
Mais revenons en à l'ouvrage d'Alexandre Galand. Après une courte et très pertinente introduction, ce dernier a choisi d'entamer son livre par trois interviews de spécialistes en la matière, représentant tour à tour l'approche audionaturaliste avec Jean-Claude Roché, ethno-musicologique, avec Bernard Lortat-Jacob et artistique avec Peter Cusak, tous trois praticiens reconnus de l'enregistrement de terrain.
Ces interviews nous permettent de saisir, par la voix de chasseurs de sons selon une expression régulièrement employée il y a quelques années, les enjeux et les passions qui animent des hommes désireux de connaître un peu mieux leur Monde par l'oreille.
Le sous-titre même même de l'ouvrage fait implicitement référence à l'extraordinaire récit de voyage de Nicolas Bouvier, lequel emportera justement avec lui un des premier et mythique magnétophone Nagra, que lui confiera feu Stefan Kudelski en personne, son  inventeur et constructeur.
Nous arrivons ensuite à la deuxième partie de l'ouvrage, la plus consistante, puisqu'elle nous propose 100 enregistrements, couvrant les trois approches définies par l'auteur.
J'ai toujours un a priori à lire une sorte de catalogue discographique, genre parfois assez ennuyeux où se succèdent descriptions et coups de cœur, de façon parfois assez décousue.
Et bien dans le cas de ce livre, très heureuse surprise, la lecture se vit comme un véritable roman d'aventure, avec des expériences aux quatre coins du Monde, dans des villes contemporaines, des villages perdus dans des forêts tropicales, sous les eaux, près des volcans. On y côtoient  des artistes, chercheurs, historiens, des gens "de tous les jours" des tribus menacées de disparition, voire disparues, des pratiques musicales propres à un lieu, une culture, des rites sacrés, des communications animales, des expérimentations musicales et sonores...
On voit comment certains tentent de rester au plus près de la réalité alors que d'autres puisent de la matière sonore pour la retravailler et la recomposer parfois assez radicalement.
L'anthropologie, la sociologie, l'histoire, les nouvelles technologies, l'expérimentation sonore et artistique se déploient sous nos yeux, et quasiment sous nos oreilles tant j''ai eu l'impression d'entendre autant que de lire ces pages, dans une incroyable variété de gestes et de postures, d'images visuelles et sonores.
Il y a là de la magie, du dépaysement, de l'exotisme, sans pour autant que l'auteur ne donne dans l'emphatique, ou ne nous assène des idéologies prédigérées. On sent dans ses écrits à la fois une formidable passion pour le sujet et une sorte de pudeur pour ne pas trop envahir le sujet du moi personnel. La couverture spatio-temporelle du livre est aussi large que la variété des pratiques et des expressions artistiques citées. 
Tout est clair, documenté, et donne envie de réécouter des enregistrements parfois endormis sur les rayons d'une armoire, voire de courir en acheter d'autres.
Comme vous l'aurez sans doute compris, j'ai beaucoup aimé ce livre qui est devenu pour moi, en peu de temps, une référence sur un sujet jusque là peu ou pas traité en langue française, en même temps qu'un livre de chevet, voire de voyage, dans lequel je navigue régulièrement au gré des époques et des usages sonores du monde."
 

mercredi 27 février 2013

Le terril (3)


 


 "Au-dessus des dunes maritimes ou des alpages montagnards, dans les plaines cultivées ou sur les landes et les tourbières, parfois même en pleine cité, un petit rapace vient se fixer au ciel, comme suspendu à un fil. Pendant de longues minutes, il se maintient sur place en "Saint-Esprit", les ailes agitées de battements réguliers ou d'un frémissement, la tête penchée vers le sol qu'il observe avec attention."
Bientôt, le faucon crécerelle (Falco tinnunculus) n'hésitera pas à fondre sur sa proie, à l'achever, à la déchiqueter et à l'ingérer par fragments. Il paraît que l'oiseau peut repérer son futur repas à une distance qui équivaut à deux fois la hauteur à laquelle il interrompt son vol. Cela correspond, à peu de choses près, à l'intervalle qui nous séparait lorsque je l'ai aperçu ce dimanche. L'animal est apparu, a guetté, point presque immobile dans le ciel, puis à mon approche, s'en est allé en frôlant quelques flocons de neige épars. Sur les photographies, trois points à peine visibles attestent cette rencontre qui n'en est une que pour moi. Mais en se dérobant de la sorte, le rapace rend tangible cette frontière inaliénable qui existe entre lui et moi. Dommage, je lui aurais bien tordu le cou, à cette fichue bête. Peut-être une autre fois. En avant.

La danse des possédés (54)

 

"We could all be dead tomorrow", says the whore to the hero,..."


Bill Wells a notamment joué avec Maher Shalal Hash Baz et Lol Coxhill, ce qui est déjà un gage de qualité fort appréciable. En 2011, il a sorti avec Aidan Moffat l'album Everything's Getting Older, et ça nous plaît.

mardi 26 février 2013

Vers les cimes (27)




La première fois qu'on a eu affaire à Pierre Bergounioux, c'était dans le très beau documentaire Le temps des grâces de Dominique Marchais. Dans son bureau, l'écrivain s'exprimait à propos de la fin de la civilisation rurale, un de ses thèmes de prédilection. L'homme nous avait impressionné au point que, peu de temps après, on s'était plongé dans son Carnet de notes (trois volumes publiés par Verdier à ce jour). A plusieurs endroits de ses livres, Bergounioux explique les raisons de cette incroyable entreprise de lutte contre l'oubli qu'est l'écriture de son journal. En voici deux exemples, repris sur le site de Verdier : 

"Le changement d’horizon, la fin d’une époque, c’est à l’échelle des heures, dans le détail de l’expérience personnelle qu’on en prend la mesure.
Ces notes, prises au jour le jour, depuis vingt-cinq ans, accusent avec les progrès de l’âge, l’érosion du bonheur qui avait été donné, pour commencer."

"Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai ressenti le besoin d’y voir clair dans cette vie. La littérature m’est apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins inapproprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie, comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice. Elle peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne sauraient prendre en compte parce qu’il n’est de science que du général.
Les notes quotidiennes ne diffèrent pas, dans le principe, de ce que j’ai pu écrire ailleurs. Les autres livres se rapportent aux lieux, aux jours du passé, le Carnet à l’heure qu’il est, au présent."

Alors qu'on continue, fasciné, avide presque, la lecture de ces quelques 3500 pages de prose inquiète, courageuse pourtant, et finalement réconfortante, on explore également les nombreux récits de l'auteur ne relevant pas du genre du journal. Parmi ceux-ci, les courts textes d'Un peu de bleu dans le paysage (Verdier, 2001) nous ont troublé. Ci-dessous, la conclusion (pp. 78-79) d'un de ceux-ci, consacré au plateau limousin de Millevaches :

"Montaigne, qui était un seigneur disert de la riche Aquitaine, dit que philosopher, c'est apprendre à mourir. C'est donc que mourir s'apprend, que nous ne savons pas. Nous devons accéder, pour partir, pour accepter, à une vérité qui nous est d'abord dérobée. Ce long chemin a nom philosophie. J'en connais un autre. Il n'est que de s'engager sur la route tortueuse qui s'élève entre les sapinières. Quand elle débouche sur le plateau, que les arbres, pris de crainte, s'arrêtent, et qu'on voit la bruyère et l'ajonc, le roc, le dôme vertigineux de la nue, qu'on entre dans le silence, on sait. Le sensible est intelligible, l’essence et le phénomène se confondent. On est dispensé des incertitudes et des longueurs de l'étude, des abstractions et du raisonnement, des doutes qui assaillent le penseur méditant, à l'étroit, dans une chambre.
Le granit, qu'on peut toucher du doigt, a mille millions d'années. Le ciel est le même, d'un bleu trop pur, vide et glacé, le silence, éternel. Nous ne sommes jamais, sur cette scène immuable, intemporelle, qu'un accident passager, un émoi négligeable. Cela force l'évidence. Il n'y a pas lieu d'argumenter. Ce serait une erreur, une faiblesse, une dernière concession à la finitude pensive que nous avons reçue en partage, et ça aussi, on le sait.
Nous sommes enclins, faits comme nous le sommes, à regarder notre petit moment, qui est tout ce qu'on ait, tout autrement qu'il n'est. Cette illusion est nécessaire, sans doute. Sans elle, nous n'aurions pas la force d'agir, l'envie de continuer. Il est besoin de croire que nos entreprises et nos desseins, que notre destinée ont quelque fondement, qu'il importe au plus haut point de les accomplir. Mais cette idée qu'on s'est faite, pour vivre, se mue en obstacle lorsque l'heure est venue de partir. On hésite. On répugne à délaisser une affaire que l'on imaginait si grande, qu'on croyait justifiée. La philosophie, en pareille occurrence, peut assurément nous aider. Elle établit, par raison, la nihilité de l'humaine condition. Mais il est bien plus simple, lorsque vient le moment d'être fixé, de gagner la haute lande, drapée de gris et de violet. On voit, d'un coup. On sait. Ce n'est rien. On peut accepter."

mardi 19 février 2013

La danse des possédés (53)




On voudrait croire que tout cela a un sens, mais en fait non.
Ah si, n'oubliez pas d'aller écouter Dream Beverly Hills aux Ateliers Claus ce soir.

lundi 18 février 2013

Le nihiliste de papier et le ressentiment


On achève la lecture du riche et stimulant essai de Luc Boltanski Enigmes et complots Une enquête à propos d'enquêtes (Gallimard, 2012). La sociologie et le roman policier, la paranoïa et le roman d'espionnage naissants y sont décortiqués dans une réflexion sur les relations entre pouvoir, état et société, entre "réalité" et "monde" ou encore entre réalité de surface et réalité réelle. Pour en savoir plus, voir la quatrième de couverture et un compte-rendu par Bruno Latour.
Ci-dessous, l'extrait d'un chapitre intitulé Nihilisme, ambivalence et ressentiment dans la cinquième partie de l'ouvrage consacrée à L'interminable enquête des "paranoïaques" (pp. 257-260).

"Une des spécificités du motif de l'intellectuel surnumérique, médiocre, révolté (et potentiellement paranoïaque) est d'associer deux motifs, qui accompagnent le développement des sciences sociales, soit, d'une part, un motif démographique et économique et, d'autre part, un motif psychologique. Le motif démographique et économique met l'accent sur la disproportion entre, d'un côté, le nombre d'hommes prétendant détenir un savoir (d'ailleurs jugé médiocre), parce qu'ils sont passés par l'école et l'université, et, de l'autre, l'insuffisance des positions sociales susceptibles de les absorber. Le motif psychologique prend appui sur le schème, dont Max Scheler nous a donné une illustration, celui du ressentiment. C'est à la conjonction de ces deux motifs que se trouve le danger révolutionnaire. L'individu envahi par le ressentiment n'a pas, en effet, un désir qui lui serait propre, lié à sa condition sociale, comme c'est le cas des gens du peuple. Il convoite exactement la même chose que ce à quoi les êtres qui lui sont supérieurs sont attachés, mais sans pouvoir l'obtenir. Cela l'entraîne dans une spirale de violence qui est, indissociablement, une violence à l'égard des dominants et de leurs valeurs, et une violence contre soi-même.
La caractéristique principale du ressentiment, maladie des intellectuels ratés, dont la paranoïa est la limite, est donc d'engendrer une insatisfaction et, à sa suite, une révolte, qui se trouvent détachées de tout objet réel. Ayant, en quelque sorte, un caractère existentiel, elles ne peuvent être ni satisfaites, ni contrecarrées, par les moyens habituels qui sont ceux, soit de la répression - la défense des intérêts privés assurée par la violence d'Etat -, soit de l'octroi d'avantages d'ordre strictement économique. Face aux revendications, aux insurrections et aux violences populaires, les gouvernants et la bourgeoisie ont acquis, ou croient avoir acquis, une sorte de savoir-faire, qui trouve d'ailleurs un appui théorique solide dans la morale utilitariste et dans l'économie politique. Une fois que l'on a compris ce que veut le peuple, et ce qu'il veut a toujours trait à des objectifs matériels, on peut mettre un terme à l'émeute par un savant mélange de répression et de satisfaction (habituellement sur des points secondaires). L'émeute, pas plus que le crime, n'échappe à l'emprise du calcul. Mais, face à des hommes mus par la passion du ressentiment, et par la sourde haine de soi engendrée par l'échec, la gestion prudente de la chose publique devient très difficile.
Le trope de la paranoïa se trouve ainsi associé, par le truchement du ressentiment qui affecte l'intellectuel déclassé, à celui du nihilisme dont l'anarchiste est l’incarnation. La littérature européenne de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle accorde une place de premier plan à la figure de l'anarchiste, sans commune mesure avec le rôle relativement secondaire qu'ont joué les mouvements anarchistes dans la vie politique durant la période. Uri Eisenzweig, dans Fictions de l'anarchisme, qui constitue l'analyse la plus fouillée de la relation entre anarchisme et littérature à la fin du XIXe siècle, montre ainsi que la fascination exercée par le "péril anarchiste" sur les médias et sur les écrivains précède la vague d'attentats des années 1892-1894. Le pouvoir y répondra par le vote des "lois scélérates" - selon l'expression d'Emile Pouget - de 1893-1894. Ces lois avaient notamment pour objectif non seulement de punir l'acte et la "provocation directe" à agir, mais aussi la "provocation" dite "indirecte" et l'"apologie", en sorte qu'elles s'en prenaient à la liberté de parole et visaient à la fois les auteurs d'attentats et les journalistes ou les écrivains jugés favorables aux anarchistes, et d'ailleurs aussi aux socialistes, ou manifestant une "sympathie", voire une tolérance, à leur égard.
L'anarchiste ou le nihiliste de papier ne repose pas sur une base documentaire solide. Même lorsque le portrait se prétend réaliste - comme, par exemple, chez Conrad -, il est surtout métaphysique. Ce qui caractérise l'anarchiste de roman est la position ambivalente qu'il occupe par rapport à la structure des classes sociales. C'est avant tout un déclassé, et ce déclassement est mis au principe du ressentiment qui l'anime et qui le pousse au nihilisme, c'est-à-dire au désir de destruction totale fondé sur une haine généralisée en tant qu'expression déplacée sur la société d'une haine de soi qui ne peut être regardée en face. Dans ce tableau, la relation aux études, à la culture et au savoir occupe donc une place centrale. L'anarchiste nihiliste peut être issu d'une famille honorable appartenant à la bonne société et avoir mené de solides études, mais sans être parvenu à occuper la position sociale correspondante. Cela pour des raisons qui tiennent, le plus souvent, aux circonstances de son enracinement dans la parenté, qui ont dépouillé cet héritier potentiel de son héritage, soit que sa famille soit ruinée, soit qu'il ait été, pour un motif ou pour un autre, déshérité, soit encore qu'il s'agisse d'un cadet ou d'un enfant illégitime. Il est présenté alors comme doué d'une intelligence, d'un savoir et d'une culture hors du commun, mais ces capacités exceptionnelles sont entièrement mises au service du mal, de la haine et de la destruction (c'est, par exemple - on l'a vu -, le cas de Moriarty dans les histoires de Sherlock Holmes). Mais il peut s'agir aussi d'enfants du peuple, qui sont parvenus à se doter d'une culture rudimentaire et de demi-savoirs, acquis soit de façon autodidacte, en suivant les cours du soir dispensés par les organisations ouvrières, soit en profitant de l'inconséquence des sociétés modernes qui lui ont permis d'accéder aux échelons supérieurs des universités, dont ils sont sortis sans diplômes monnayables sur le marché du travail. Ce fossé entre leurs aspirations de jeunesse et la condition sociale misérable qui est la leur fait d'eux des êtres aigris, méprisants, agressifs, prétentieux, envieux, toujours prêts à surestimer leurs propres capacités. Il les conduit aussi à mépriser ceux qui occupent des positions modestes mais honorables dans la société où ils jouent un rôle utile, en fonction de leurs mérites, de leur travail et d'un bon usage de la raison calculatrice permettant d'envisager avec réalisme ce qu'il est possible d'escompter étant donné des capacités et des moyens limités."

jeudi 14 février 2013

Le terril (2)


Ma latitude : 50.622968478611384 (N 50° 37' 22.6848'')
Ma longitude : 5.544697284130962 (E 5° 32' 40.9092'')
Mon altitude maximale : 176 mètres

J'ai beaucoup changé. 
Longtemps, j'ai rebondi d'une région à l'autre. J'ai connu les vents, les ruissellements et les éruptions. J'ai été creux, plat ou prétexte à l'ascension. Des forêts m'ont recouvert, mais aussi des prairies, des roches et des mares puantes. La glace m'a encerclé. Des fleuves capricieux ont léché mes flancs. Je me suis désagrégé puis reconstitué. A mon corps défendant, des êtres vivants m'ont fait respirer. Les galeries de ces collemboles, vers et autres courtilières ont remodelé mes formes, lentement mais avec opiniâtreté. J'ai connu la mort et la lente putréfaction de milliards d'individus : paons du jour desséchés, renards, gorgebleues à miroir, bactéries. Je suis un cimetière. En me désignant, on parle de combustion lente, mais c'est une erreur, mes tréfonds supportent à peine une fournaise impensable. On m'a habité, regardé, humé, arpenté, cultivé. Pendant un bref instant, on m'a "exploité" et je suis devenu un "crassier". C'est peu de le lire, il faut pouvoir le dire : CRASSIER, CRASSIER, CRASSIER. Peu importe, je continue à changer. En avant.
  

mardi 12 février 2013

Le terril (1)


Nous avons souri lorsque cette histoire a été évoquée par un ami. Qu'un lynx (Lynx lynx) puisse être passé sur notre terril semblait invraisemblable, absurde presque. Deux témoins auraient vu le félin s'échapper à travers les herbes folles de ce promontoire dominant la vallée industrielle qu'est notre région. Gros chat, légende urbaine, écho aux observations de traces effectuées dans les forêts ardennaises, le récit de cette apparition n'a guère été pris au sérieux. A son habitude, le temps a filé. Par manque de foi et d'imagination, nous n'avons pas pris le temps d'interroger ou même d'identifier les deux "témoins". Pourtant, les mois passent et nous y pensons souvent, trop souvent pour que l'affaire soit close. Que l'animal ait séjourné sur le terril ou non importe finalement peu. La possibilité de son passage s'est incarnée. Cette irruption d'un corps fuyant, alerte et sauvage, à proximité du lieu où le fil des choses nous impose l'immobilité, ne peut être qu'un signe, une énigme, une atteinte à la réalité. Décision est prise de ne plus être en reste de ce mystère. Cela fait d'ailleurs trois nuits que nous pistons le fauve. Nos enfants sont nos pisteurs. Nos animaux, nos rabatteurs. En avant.

vendredi 8 février 2013

Pluralitas non est ponenda sine necessitate



"Une pluralité ne doit pas être posée sans nécessité." Tel pourrait être traduit le principe de simplicité (ou d'économie) tel qu'il a été énoncé au 14e siècle par Guillaume d'Ockham. Le rasoir d'Ockham nous paraît bien choisi pour titrer des œuvres de la grande compositrice Eliane Radigue. Si "les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité", alors la musique de celle-ci est sans aucun doute idéale. Intense et minimale, fascinante et hypnotique. On ira à nouveau s'en rendre compte ce soir à Alost où Occam 1, Occam River 1 et Occam Delta 2 seront interprétés par le harpiste Rhodri Davies, la joueuse de viole Julia Eckhardt et la bassiste et clarinettiste Carol Robinson. Pour ceux que ça intéresse, c'est ici que ça se passe.


jeudi 7 février 2013

Mnémotourisme (15)


Chaque bataille est à la fois un résumé de l'histoire du monde et l'attestation de l'impossibilité de raconter celle-ci.

"Pour représenter la bataille d'Alexandre contre Darius près d'Issos, Albrecht Altdorfer choisit un point de vue situé très en hauteur et éloigné, que l'on peut comparer à celui d'un aigle en vol. Avec la précision du regard de l'aigle il représente les reflets de la lumière sur les armures, les harnais, les couleurs chatoyantes des drapeaux, les plumes blanches flottant sur les casques, le fouillis des cavaliers armés de lances, comparable à un immense hérisson, et puis (au fur et à mesure qu'on recule) les montagnes derrière le champ de bataille, les campements, les eaux, les vapeurs, l'horizon courbe, qui peut faire penser à la forme de la sphère terrestre, le ciel immense où flamboient le soleil qui se couche et la lune qui se lève. Aucun œil humain ne parviendra jamais à focaliser en même temps, comme le fait Altdorfer, la spécificité historique (véritable ou supposée) d'une bataille et sa signification cosmique.
Une bataille est, à la rigueur, invisible, comme ont pu nous le rappeler (et pas seulement en raison de la censure militaire) les séquences diffusées à la télévision pendant la guerre du Golfe. Seuls un diagramme abstrait ou une imagination visionnaire comme celle d'Altdorfer peuvent communiquer une image globale. Il ne semble pas impossible d'étendre cette conclusion à tout évènement, et, à plus forte raison, à tout processus historique : le regard rapproché nous permet de saisir quelque chose qui échappe à la vision d'ensemble et réciproquement."

Carlo Ginzburg, Microhistoire : Deux ou trois choses que je sais d'elle (1994) dans Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Verdier, 2010, pp. 387-389.

dimanche 3 février 2013

L'usage sonore du monde (20)




Parmi les quelques disques qui nous ont impressionné l'année passée, brames (et autres mouvements d'automne) de Marc et Olivier Namblard figure en (très) bonne place. Captées dans les forêts vosgiennes et orléanaises, les cinq phonographies de cet album s'intéressent - entre autres - au brame du cerf, soit à une expression animale qu'on entend habituellement de loin, voire de très loin. Par la manière dont le galop et les cris du mammifère sont rendus si proches, le disque offre l'incroyable possibilité de décentrer nos modes d'écoute. 
En effet, et pour reprendre un extrait du magnifique essai de Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, une telle écoute du monde animal par le biais du casque et des microphones, puis par le disque, "c'est à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'est la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. L'animal est dans son milieu et nous dans le nôtre et nous y sommes seuls l'un et l'autre. Mais dans l'intervalle" de cette écoute, "ce que l'on peut toucher, justement, c'est cet autre milieu, ce milieu sien venu à nous non pas versé mais accordé un instant, cet instant donc qui donne sur un autre monde. Une vision, rien qu'une vision – le « pur jailli » d'une bête hors de son milieu – mais plus nette qu'aucune pensée." 
Le disque a été édité par Ouïe/Dire, excellent, comme toujours. Il faut par ailleurs mentionner sa très belle présentation, avec les photographies de David Hackel (voir les trois exemples ci-dessus). On peut en apprécier quelques extraits ici. De Marc Namblard, on ira également écouter le très beau Chants of Frozen Lakes (Kalerne) et suivre l'activité sur son site personnel
En décembre dernier, il a gentiment et généreusement accepté de répondre à quelques questions. 


L’enregistrement des sons de la nature est pratiqué depuis plus d’un siècle dans de nombreux pays. En France, cette activité a été « baptisée » audionaturalisme il y a seulement quelques années par Fernand Deroussen. Comment expliquer ce décalage ? D’ailleurs, comment pourrait-on définir l’audionaturalisme ? 

L’audionaturalisme existe en France depuis de nombreuses décennies. On parle souvent de Jean C Roché en évoquant la genèse de cette activité dans notre pays mais d’autres personnes ont également eu un rôle fondateur : Claude Chappuis, Pierre Huguet, ou François Charron par exemple. Cette pratique largement méconnue a été nommée de multiples façons (plus ou moins heureuses) en fonction des contextes et des personnes. Ceci s’explique notamment par le fait que les audionaturalistes ont tous des cheminements différents. Certains d’entre eux sont des ornithologues qui se sont spécialisés dans les chants d’oiseaux puis, par extension, qui se sont intéressés à l’ensemble des vocalises du vivant. D’autres sont des ingénieurs du son travaillant dans le cinéma, le documentaire, et ayant développé une sensibilité particulière aux sons de la nature. D’autres encore sont issus des milieux artistiques (musique, photographie, peinture…) ou même du monde de l’éducation à l’environnement. Et pour compliquer le tout, il s’agit souvent de personnes évoluant dans différents domaines, pratiquant plusieurs activités en parallèle, plus ou moins en connexion les unes avec les autres. 
Ce n’est qu’au début des années 2000 que Fernand Deroussen, accompagné de plusieurs de ses amis, décide de créer une association ayant pour objectif de faire connaître l’activité au grand public (par le biais de publications mais aussi de manifestations, de rencontres…) en regroupant quelques audionaturalistes professionnels et quelques amateurs (aller voir notamment Sonatura et Naturophonia). Jusque-là, toutes ces personnes étaient généralement qualifiées (notamment par les rares journalistes qui s’intéressaient à eux) de « soundtracker », de « chasseur de son », de « preneur de son naturaliste ». Le mot « audionaturaliste » a été inventé par Ferand Deroussen à ce moment-là pour mettre l’accent sur ce qui fait l’essence de cette activité et donc sur ce qui nous rassemble tous : la passion du son et de la nature réunies. Aucun autre terme concis jusqu’alors, dans la langue française, ne nous permettait vraiment de le faire. Même l’expression « preneur de son naturaliste » semblait incomplète car l’audionaturaliste ne se contente pas d’enregistrer. Il écoute plus qu’il n’enregistre. Mais cette invention sémantique n’enlève en rien au fait que les audionaturalistes ont tous des sensibilités différentes, lesquelles s’expriment évidemment dans la diversité de leurs travaux. Certains ont développé une pratique portée sur l’analyse, plus proche de celles des bioacousticiens. D’autres, au contraire, ont développé une approche moins scientifique, plus esthétique (mais non moins rigoureuse), et se revendiquent comme des artistes sonores à part entière. Mais cette fracture est flottante et poreuse. Car il ne faut pas oublier que les audionaturalistes – comme tous les naturalistes –, de part leur désir de partage, évoluent en permanence dans l’interface extrêmement riche et vaste entre l’art et la science, la poésie et la connaissance… et questionnant de ce fait, indirectement mais fondamentalement, le rapport de l’homme à la nature. 

A titre plus personnel, quelles sont les étapes qui t'ont mené à cette discipline ? 

Mon parcours est assez sinueux… et n’est pas évident à résumer ! Disons que je me suis retrouvé très tôt en contact avec le monde du son par l’intermédiaire de mon père, qui se trimballait souvent avec son U-HER et qui enregistrait surtout des moments de notre vie quotidienne. J’étais alors un jeune enfant. En grandissant, j’ai gardé un intérêt pour le son, et j’en ai développé d’autres pour la nature, toujours grâce à mes parents qui marchaient beaucoup pendant les vacances et le week-end et qui nous immergeaient, mon frère et moi, dans des paysages parfois rudes et sauvages. C’était l’époque des longues randonnées plus ou moins improvisées dans la garrigue cévenole ou les landes désertiques du Lozère. En forêt également. Mes parents n’étaient pas du tout naturalistes, ni particulièrement sportifs malgré tout, et leur rapport à la nature était surtout d’ordre récréatif et contemplatif, ce qui me convenait bien car j’ai toujours eu un tempérament de rêveur. Bien plus tard, au cours de mes études supérieures à l’école des Beaux-Arts d’Epinal, mes travaux personnels en lien avec la question du paysage ont fait ressurgir ces souvenirs et émotions d’enfance. Mes intérêts pour la nature et pour le son ont été en quelque sorte réactivés, amplifiés, à tel point qu’à la fin de mes études je me suis éloigné du milieu de l’art pour me lancer dans le milieu de l’animation naturaliste. J’avais alors envie d’apprendre, de comprendre, d’agir pour participer activement à la protection de la nature. Au début des années 2000, la passion du son m’a rattrapée grâce à mon frère, Olivier Namblard, qui collectait depuis plusieurs années des ambiances sonores autour de lui, notamment dans le cadre d’expérimentations radiophoniques. C’est donc tout naturellement que je me suis intéressé à l’enregistrement de la nature… et que je me suis vite rapproché de personnes telles que Fernand Deroussen. Et cela tombait plutôt bien car à la même époque ce dernier réfléchissait à la création d’une association réunissant des passionnés de son et de nature…

Pour réaliser ce disque, tu as utilisé la technique dite du « piège à sons ». En quoi consiste cette approche, depuis le travail d’observation naturaliste sur le terrain jusqu’à la phase de studio ? 

Le piège à sons est en effet une technique consistant à déposer des dispositifs d’enregistrement dans la nature afin de capter des scènes de vie animale impossibles à capter autrement (notamment chez les mammifères, en raison de leur émissions sonores généralement imprévisibles et de leur grande méfiance de l’homme). Elle s’est particulièrement développée ces dernières années avec l’explosion du numérique et l’apparition d’enregistreurs permettant de stocker une grande quantité d’informations tout en ayant suffisamment d’autonomie pour fonctionner, par exemple, une nuit entière. Dit comme ça, on peut penser qu’il s'agit d’une solution de facilité pour enrichir rapidement sa sonothèque… Il n’en est absolument rien car cette technique ne peut être fructueuse que si elle est accompagnée d’un gros travail d’observation sur le terrain. En d’autres termes, ce n’est pas en posant les micros et l’enregistreur au hasard que l’on va obtenir des enregistrements remarquables. Et même en menant un gros travail de préparation, de repérage, de suivi des animaux… le taux de réussite du piège à son est faible, et le volume de déchet est immense. Il m’arrive souvent d’enchaîner 10 nuits de travail avec cette technique sans rien en tirer de bon. 
Le travail de studio consiste surtout à parcourir les enregistrements, à prélever les séquences qui nous semblent intéressantes, à les débarrasser des événements indésirables, à les archiver, etc. Il est par ailleurs intéressant de noter que cette technique n’est pas utilisée exclusivement par les audionaturalistes. À l’heure actuelle, une multitude de « pièges à sons » très sophistiqués sont utilisés par des scientifiques et tournent en permanence ou par intermittence dans le cadre, par exemple, du suivi migratoire de certaines espèces (cétacés par exemple), ou de programmes d’évaluation de la biodiversité.

En quoi réside la portée artistique d’une telle démarche où le microphone est dissocié du preneur de sons ? 

Cette question, pour moi, est étroitement liée à l’intention de la personne qui utilise le dispositif. Un bioacousticien qui utilise le piège à son pour recueillir des informations afin de faire avancer ses recherches n’a sans doute aucune prétention artistique. De même pour l’audionaturaliste qui cherche avant tout à collecter des documents inédits, permettant surtout d’étoffer notre connaissance de certaines espèces (sans pour autant développer une recherche scientifique comme peut le faire le bioacousticien). Mais cela ne tient qu’à la condition de ne pas modifier les documents collectés selon des considérations esthétiques ! Car à partir de ce moment-là, le preneur de son s’engage clairement dans une démarche que l’on peut qualifiée d’artistique. Et encore… d’une certaine façon, poser des micros, même sans arrière-pensée esthétique, c’est proposer un cadre d’écoute, prendre position, poser son empreinte. Quant à l’audionaturaliste qui vise à recueillir des « beaux enregistrements » afin de partager même modestement ses émotions et son plaisir de l’écoute, installant ses dispositifs avec cette idée en tête et n’hésitant pas à intervenir sur ses prises toujours dans ce but… clairement… nous sommes bien en présence d’une démarche artistique. L’audionaturaliste devient alors phonographiste, artiste sonore, voire musicien ou compositeur lorsqu’il s’engage dans un réel travail d’écriture, même si ce n’est pas toujours perceptible.

De plus en plus de curieux s’enfoncent dans les bois à l’automne afin d’aller écouter le brame du cerf, parfois au risque de déranger les animaux. Comment expliquer cet intérêt que suscite le brame du cerf ? Comparé à certains chants d’oiseaux, cette production acoustique animale n’est pourtant pas a priori la plus mélodieuse. Dans son essai Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, l’ethnologue Bertrand Hell met en relation « l’ensauvagement » du cerf lors de sa période de rut avec l’excitation qui gagne le chasseur durant la même période. Depuis des temps immémoriaux, le cerf occupe d’ailleurs une place particulière dans l’imaginaire européen du Sauvage. Dans quelle mesure cet attrait pour le brame du cerf ne relève-t-il pas aussi d’un désir de renouer avec ce « sauvage » dont l’homme occidental a largement été dissocié ? 

Je pense que l’attrait pour le brame du cerf a de multiples causes… qui relèvent en effet des champs de recherche des ethnologues, anthropologues, sociologues et bien sûr de la philosophie. À l’automne, aux abords des places de brame, on peut observer une multitude de comportements plus ou moins surprenants, inattendus, et malheureusement inappropriés. Je ne rentrerai pas dans les détails… Mais il est en effet bien possible que de nombreuses personnes tentent de renouer un tant soit peu avec la nature sauvage dont elles sont presque totalement coupées, tout en conservant une peur profonde de la naturalité qui les renvoit sans doute à leur propre animalité. 
Cet événement annuel s’y prête bien : on a à la fois les animaux sauvages, excités, splendides et inquiétants (rapides à repérer tout de même) et le cadre rassurant des nombreux promeneurs, observateurs, badaux, chasseurs… qui ceinturent les places de brame. Il y a généralement plus d’humains que de cerfs, en forêt, le vendredi ou le samedi soir, en période de brame. Il m’arrive de temps en temps d’amener des personnes au brame avec moi (car je suis également guide naturaliste) et je suis souvent surpris par la violence et surtout l’ambivalence des émotions qui les traversent. Lorsqu’un cerf s’approche, elles peuvent se retrouver totalement tétanisées, tout en étant envahies par une forte excitation, un sentiment puissant et indéchiffrable… 
Je me souviens avoir ressenti des émotions comparables les première fois que je me suis retrouvé totalement seul, la nuit, dans la forêt, entourés par les animaux. Avec le temps, les émotions évoluent, le rapport à la nature et aux animaux change. L’excitation est toujours là, mais elle est désormais couplée d’un plaisir immense de pouvoir s’accorder, ne serait-ce que quelques instants, au monde des animaux, à leur rythme de vie, à leur quotidien, à ce qui constitue leur univers. La peur est toujours là, mais beaucoup plus sourde et maîtrisable ; elle me permet de me souvenir que s’aventurer seul dans la nature n’est jamais sans danger. Mais honnêtement je suis arrivé aujourd’hui à un stade où j’ai infiniment plus peur des personnes que je suis susceptible de rencontrer en pleine nature que des animaux sauvages, car jusqu’à ce jour je n’ai jamais rencontré aucune de ces « bêtes monstrueuses » dont on nous parle quotidiennement dans certains journaux (sangliers fous et autres loups sanguinaires). Il doit y avoir méprise…
Quant à la beauté des vocalises des cerfs… on peut en discuter. Personnellement, ce que je trouve beau, c’est surtout la résonance du brame révélant le « caractère » du lieu, les connexions qui s’établissent entre les animaux qui s’écoutent et se répondent, leur répartition et leurs mouvements dans l’espace. Les temps de silence. Les événements subsidiaires tels que les chants d’insectes, les divagations d’animaux mal identifiés, les bruissements de la brume dans les arbres… C’est donc un ensemble beaucoup plus large que le raire lui-même. D’où le titre du disque.

La plupart des milieux naturels en Occident ont été modifiés par l’homme, parfois de longue date. Si la captation d’un milieu « complètement » naturel paraît donc utopique, peut-on dire qu’il y a une aspiration au sauvage dans le travail de l’audionaturaliste ? Autrement dit, y aurait-il des sons considérés comme négatifs (ceux issus de la civilisation) et d’autres comme positifs (ceux de la nature) (ce qui rejoindrait certaines des conceptions de R. Murray Schafer, un des initiateurs et théoriciens de l’écologie acoustique dans les années 1970) ? 

Tu as raison : les espaces complètement naturels n’existent plus ou quasiment plus, du moins dans notre pays. On en trouve quelques résidus seulement, par exemple sur certaines pentes inaccessibles ou dans certaines tourbières. Du coup, lorsque j’enregistre une ambiance en forêt, même si je m’éloigne des sources sonores anthropiques, je ne capte jamais une ambiance purement naturelle. L’homme est toujours présent dans le paysage sonore, en filigrane, puisqu’il l’a largement et indirectement modelé. 
Ceci dit, le travail de l’audionaturaliste consiste à mettre l’accent sur certaines composantes du paysage sonore : les sons du vivant et des éléments naturels (ce que Bernie Krause nomme « biophonie » et « géophonie ») ; des composantes de plus en plus malmenées par le foisonnement ahurissant des émissions sonores résiduelles liées aux activités humaines, généralement qualifiées de « pollution sonore ». Les sons qui intéressent l’audionaturaliste existent sur notre planète depuis des décamillénaires, parfois même depuis bien plus longtemps. La plupart d’entre eux résultent d’un équilibre (dans le temps, dans l’espace des fréquences et de rythme) issu d’une longue évolution, en lien direct avec les contraintes acoustiques des milieux. C’est ce qui explique sans doute le sentiment d’harmonie que l’on peut ressentir lorsque l’on se retrouve dans un coin de forêt à haute naturalité, au printemps, en essayant de faire abstraction des bruits d’avion ou de tronçonneuse au loin. Chaque son semble à sa place, à la fois accordé aux autres et suffisamment différent pour mener sa propre vie et surtout faire passer son message. Voilà ce qu’aime célébrer l’audionaturaliste dans son travail. 
Le gros souci, c’est que l’homme est arrivé là-dessus en apportant une gamme de sons non intentionnels qui évidemment n’ont pas du tout suivi cette évolution et qui surtout n’ont pas été pensés pour s’intégrer dans le « grand orchestre » de la nature. Pire encore : on les soupçonne de provoquer des modifications inquiétantes de comportements chez certaines espèces animales et donc d’aboutir à des modifications des écosystèmes. Un phénomène encore largement méconnu malgré la multiplication ces dernières années d’études aux conclusions sans appel. Je rejoins donc certaines idées de Schafer, mais sans aucune arrière-pensée théologique, et sans m’enfermer dans une doctrine… Car je pense malgré tout que l’homme est parfois capable de produire des sons très intéressants (même de manière non intentionnelle). Il m’est arrivé d’être profondément ému par le battement sourd d’un haut-fer en activité ralentie ou d’être fasciné par certaines ambiances industrielles ou ferroviaires. Par ailleurs, je prête toujours une attention particulière aux sonnailles, clarines et aux sonneries des clochers qui peuvent également m’envoûter… Je ne me considère donc pas comme un ayatollah des sons de la nature mais bien comme un « promeneur écoutant » particulièrement sensible au tissu sonore du monde, et souhaitant partager tout simplement des émotions, des plaisirs et parfois des désillusions et des inquiétudes découlant de cette sensibilité.

Si la dimension écologique est souvent absente du travail de nombreux praticiens de l’enregistrement de terrain (quand elle n’est pas rejetée par les adeptes de l’écoute réduite – où le son serait prétendument considéré pour ses qualités physiques seules, sans aucune référence à la source du son produit et au contexte de captation), il me semble qu’elle est importante dans la démarche de l’audionaturaliste. Dans ce sens, quelle peut être la portée politique du travail de l’audionaturaliste ? 

Tout d’abord, je pense – j’espère – que par bien des aspects les préoccupations des audionaturalistes et celles des adeptes de l’écoute réduite se rejoignent quelque part. Ce n’est pas une utopie. Des artistes sonores tels que Yannick Dauby ou Knud Viktor nous ont largement prouvé que c’était possible ! Il m’arrive également de m’engager dans des travaux qui tentent d’aller dans ce sens.
Évidemment, les audionaturalistes souhaitent généralement sensibiliser le public à la beauté des sons de la nature et donc par extension ou par opposition à la dégradation de la qualité des paysages sonores et à sa traduction en terme d’impact écologique sur les espèces et les écosystèmes. Mais leur portée politique est selon moi bien limitée… 
D’une part parce qu’ils sont très peu nombreux. D’autre part parce que leur auditoire est très réduit, du moins dans notre pays. Enfin parce qu’ils sont souvent considérés, par ceux qui en parlent, comme des écolos faisant l’apologie béate et naïve de la nature la plus éloignée possible de l’homme. C’est selon moi une contre-vérité car c’est bien une pédagogie de l’écoute qu’ils défendent, certes timidement ou maladroitement parfois. Même dans les milieux déjà fortement sensibilisés aux problèmes globaux d’environnement, certaines questions liées à l’écologie sonore sont très largement méconnues ou considérées comme secondaires. Aujourd’hui, les rares discours publics en lien avec l’environnement sonore concernent presque toujours notre qualité de vie et notre santé. Jamais, ou très rarement, le fonctionnement des écosystèmes. Encore moins la dimension esthétique du sonore dans la nature et les paysages. C’est inquiétant car je me demande vraiment comment il est possible de maintenir ou d’améliorer la qualité de notre environnement sonore sans se permettre d’en apprécier la beauté…
Le chemin à parcourir est encore long.