dimanche 29 décembre 2013

Les sans-noms (1)





Premier explorateur arctique afro-américain, Matthew Henson (1866-1955) accompagne Robert Peary lors de ses expéditions en quête du Pôle Nord géographique. D'après certains, Henson serait même le premier à avoir atteint ce point mythique en avril 1909 (voir photo ci-dessus avec Henson au centre portant le drapeau polaire). Mais c'était sans compter avec la couleur de sa peau et seul Peary fut honoré pour cet exploit. Largement ignoré pendant des décennies, Henson a été célébré après sa mort par la construction d'un monument funéraire, l'émission de timbres postaux à son effigie, la remise de médailles... Dans son ouvrage Ultima Thulé, Jean Malaurie souligne que sa "personnalité complexe, melvillienne, n'a pas été suffisamment étudiée." On en saura peut-être davantage grâce à la très belle bande dessinée de  l'Allemand Simon Schwartz Dans les glaces (Sarbacane, 2013), consacrée à l'histoire de Henson, faisant aussi la part belle aux légendes des Inuit.

vendredi 27 décembre 2013

Paradigme indiciaire (14)

 





Quand nous ouvrions une pelote de réjection, nous imaginions un rapace la nuit, ses yeux perçants dans le noir, le vol plané, la mise à mort et le festin. Quand nous examinions des empreintes et des pistes dans la boue, nous gambergions sur les hauts vols d'oiseaux de passage, sur les lointaines contrées d'où ils venaient et où ils partaient. Ils étaient passés, repartis, nous n'avions rien vu, et la trace de leur présence nous était pourtant offerte. Grâce à eux, nous avons pressenti ce que pouvaient être l'ubiquité et la mémoire. Grâce à eux, nous avons grandi avec des plumes, des brindilles et des coquilles d'escargots plein les poches. 

mercredi 25 décembre 2013

La danse des possédés (77)



Ils marchaient les yeux grand ouverts et n'avaient pour seule terre que celle qui collait à leurs chausses. Ils n'ont rien senti venir et leurs tympans ont été déchirés par des tourbillons de cordes. C'était l'Amour Suprème.

"Love. Love is a sacred word. Love is the name of God. 
The entire universe is created with Love, by Love, and in Love.
 Love is the beginning, Love is the continuation, and Love is the end.
 Love for Love’s sake is divine. It is constructive, it is beautiful.
 It brings peace, it brings harmony, it brings joy to the lover and to the loved. But if Love is based on selfishness, egoism, the very same Love brings destruction. Peace and harmony is based on Love and, used properly, by a selfless mind, for the benefit of the humanity, Love knows no business. Love knows no bargain. Love never expects anything in return. Love knows only giving, giving, and giving without even waiting for a thank you. Such a Love is the supreme One. Let that Love Supreme reign over the universe." 

lundi 23 décembre 2013

La danse des possédés (76)

 

Arlt sort bientôt un album présentant une sélection de son répertoire revisité avec l'aide de Thomas Bonvalet (Cheval de Frise, L'Ocelle Mare, Powerdove...). On s'en réjouit, tout comme de la référence à ceci...

samedi 21 décembre 2013

Le terril (8)


Lulu naît le 8 avril 1949 dans un sous-bois de Campine et suit sa mère en frottant les fougères. Avec son cri râpeux, il attire les balles et fait frissonner les amateurs de sous-bois. Il grandit, colchide et picore d'éventuelles partenaires avant de se faire étaler un beau matin du printemps 1952. Un coup de froid brutal avait ramené la neige. Un taxidermiste expérimenté lui fait sa première et dernière toilette. Bientôt, l'animal prêt à s'envoler pour l'éternité orne un meuble dans le fond d'une petite classe de Geel (Je komt er, Je blijft er). Les épaules d'enfants s'affaissent. Pour sa retraite, Gabriel le professeur revient chez sa mère à Oupeye, au nord de Liège, et emporte l'oiseau. Nous sommes en 1983. Lulu surveille désormais la table du salon et s'imprègne de l'odeur du bouilli. Les années passent, Maman meurt, Fiston meurt, le vide-greniers arrive. Le faisan entame alors un long voyage, allant d'un perchoir digne à une caisse vermoulue, passant par un château hesbignon et un hôtel de la Côte. Un long séjour dans une cave, confortable au demeurant, et il émerge enfin sur une brocante de quartier près de chez moi. C'était il y a deux semaines et je l'ai ramené à la maison. Il découvre peu à peu notre intérieur. Deux jours dans le salon, deux jours dans la cuisine. Cette nuit, au-dessus de mon lit. Ce matin, je l'ai promené sur le terril. Et tout semblait à sa place. On ne peut certes écrire que Lulu incarne le "pur jailli d'une bête", mais le terreau goûte bon. En avant.

jeudi 19 décembre 2013

Mnémotourisme (25)


On rêve que le ciel s'obscurcisse encore.

Au sujet du Pigeon migrateur (Ectopistes migratorius), Pehr Kalm écrit en 1759 :
"Au printemps 1749, venant du nord, il arriva en Pennsylvanie et au New Jersey un nombre incroyable de ces pigeons. La nuée qu'ils formaient en vol s'étendait sur une longueur de 3 à 4 miles et une largeur de plus d'un mile, et ils volaient si serrés que le ciel et le Soleil en étaient obscurcis, la lumière du jour diminuant sensiblement sous leur ombre.
Sur une distance pouvant aller jusqu'à 7 miles, les grands arbres aussi bien que les petits en étaient tellement envahis qu'il était difficile de trouver une branche qui n'en était pas couverte. Quand ils s'abattaient sur les arbres, leur poids était si élevé que non seulement des grosses branches étaient brisées net, mais que les arbres les moins solidement enracinés basculaient sous la charge. Le sol sous les arbres où ils avaient passé la nuit était totalement couvert de leurs fientes, amassées en gros tas"

Plus impressionnant encore, le témoignage de John James Audubon (par ailleurs auteur de l'aquarelle représentant le pigeon en question ci-dessus), dans les années 1830 :
"Le ciel était littéralement rempli de pigeons, la lumière de midi était obscurcie comme par une éclipse ; les fientes pleuvaient comme des flocons de neige fondante. Les pigeons continuèrent à passer en nombre toujours aussi important durant trois jours consécutifs." 

On a estimé le nombre d'effectifs de cette espèce entre 3 et 5 milliards au début du 19e siècle, rien que pour les États de l'Indiana, de l'Ohio et du Kentucky. Vers 1810, un certain Alexander Wilson mentionne un vol de 2 230 272 000 individus.
C'est beaucoup.
Pourtant, le 1er septembre 1914, Martha, la dernière représentante de son espèce, meurt au zoo de Cincinnati.

lundi 16 décembre 2013

Vers les cimes (37)


Un lapin, un cerf, un soldat, un livre et un chat dans un récit, à la fois simple et complexe, qu'on croirait écrit par un sage de l'Antiquité. Je ne me doutais pas qu'un livre ramené à la maison initialement pour mes cohabitants de petite taille deviendrait une de mes lectures les plus importantes de l'année. L'ombre de chacun de Mélanie Rutten (MeMo) rend les ombres moins obscures.

L'ombre de chacun (extrait)


vendredi 13 décembre 2013

Du papier pour 2013


Malgré tout, on aura lu d'incroyables livres en 2013. Merci à eux, à leurs auteurs, à ceux qui les ont conseillés, fabriqués, vendus, rêvés et partagés. Et une pensée à tous les pilonnés. Damnés de cellulose de la terre, que votre espoir de devenir demeure !
Et voici la sélection de l'année, toutes catégories confondues (et ci-dessus, une photo d'Aurélien Villette) :

Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre.
Georges Perec, Penser/Classer.
Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes.
Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage.
Anne Serre, Petite table, sois mise !
Annie Ernaux, Les années.
François Bon, Préhistoire. La fabrique de l'homme.
Patrick Deville, Peste et choléra.
Rick Bass, Les derniers grizzlis.
Cat. expo. De l'Allemagne, 1800-1939. De Friedrich à Beckmann.
Marcel Proust, Le temps retrouvé.
Jean-Christophe Bailly, Le parti-pris des animaux.
Tarjei Vesaas, Palais de glace.
Arlette Farge, Le goût de l'archive.
Denis Rigal, Terrestres.
Pierre Michon, Le roi vient quand il veut.
James Sallis, Le faucheux.
Philippe Artières, Rêves d'histoire. Pour une histoire de l'ordinaire.
Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d'un imaginaire.
Anders Nielsen, Big Questions.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014).
Céline Minard, Faillir être flingué.
David Bosc, La claire fontaine.
Adrienne Barman, Drôle d'encyclopédie.
Albert Camus, Le premier homme.
Marie Richeux, Polaroïds.
Frans de Waal, Pascal Picq, Dominique Lestel, Vinciane Despret et Chris Herzfeld, Les grands singes.
Mélanie Rutten, L'ombre de chacun.
Cat. expo. La licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités.
Marcus Rediker, A bord du négrier. Une histoire atlantique de la Traite.
Todd Oldham, Charley Harper. An illustrated Life.
 ...

lundi 9 décembre 2013

Le terril (7)


Que celui qui n'a jamais vu le monde se morceler jette la première pièce de puzzle !
Des bruits de motos au loin. Et la boue. Penser à jeter des clous ? Sur le bord d'un sentier, un puzzle offre une image réduite du terril qui est un peu le monde : usé et composite. Mais ses pièces n'épousent-elles pas parfaitement les feuilles mortes et le gravier ? Cette apparente dysharmonie se mue progressivement en autre chose. Et réconforte finalement plus qu'elle n'abat : le Jeu est partout. En avant.

vendredi 6 décembre 2013

jeudi 5 décembre 2013

Mnémotourisme (24)




"Et, de leurs voix de géants, les hauts-parleurs clament aux quatre coins de l'immense usine leurs lugubres appels..."

"Et soudain, dans un fracas infernal, les fusées géantes bondissent vers le ciel..."


"Et, comme une trainée de poudre, la terrible nouvelle se répand dans l'univers."



jeudi 28 novembre 2013

La danse des possédés (75)




D'abord se rendre compte qu'on est un vrai cuistre de ne pas avoir intégré cet album dans cette liste manquant un poil de sincérité. Ensuite se souvenir qu'on a partagé l'amour de ce disque avec un ami qui s'était mis en tête de nous apprendre à jouer de la guitare en battant le rythme sur notre épaule avec un onglet. Résultat : je ne sais pas jouer de la guitare, j'ai gardé une marque à l'épaule et j'écoute toujours l'album bleu de Weezer. En effet, comme l'écrivait l'autre : "Le devenir est une série d'occasions continuées : ces apparitions-disparaissantes reparaissent à tout moment, sans qu'il y ait progrès scalaire, sans qu'on se rapproche d'un but fixé à l'avance."


mardi 19 novembre 2013

Rendre le temps visible









Ces impressions de l'artiste américain Bryan Nash Gill sont à l'échelle 1/1 (par rapport aux sections de troncs d'arbres dont elles gardent l'empreinte). On peut en voir d'autres dans le livre Woodcut. Et si je pouvais en avoir une à mon mur, je serais un ex-apprenti dendrochronologue heureux.

samedi 16 novembre 2013

L'usage sonore du monde (21)







J'ai le plaisir de mentionner la publication du très beau magazine annuel Almanach Soldes #3. Ma contribution, illustrée par Philippe Lardy et Martha Rich (voir les deux dernières photos ci-dessus), revient sur l'audionaturalisme et le travail de Marc Namblard. En haut, la couverture et quelques feuillets de présentation de la revue. Une cinquantaine d'auteurs et d’illustrateurs ont contribué au volume et on y trouve, entre autres, des interviews de Frans de Waal (sur les primates et les origines de la morale), Frank Zappa, Christian Marclay... On y trouve aussi un manifeste de "Guerilla Gardening", des comics et bien d'autres choses. Pour ceux que ça intéresse, on trouvera ici un historique du magazine, dont une première mouture a vu le jour au début des années 1980 et a été adoubée par Andy Warhol ! Ça se trouve en librairie et ça se commande . Diverses soirées de lancement auront lieu à Paris (Point éphémère, Palais de Tokyo...), Bruxelles, Marseille... Pour le détail, voir ici.

vendredi 15 novembre 2013

Un nouveau nom (2)


On a peut-être d'autres idées pour un nouveau nom. Voir cet extrait d'En place publique. Jean de Gascogne, crieur au XVe siècle (Stock, 2013, pp. 56-58) de Nicolas Offenstadt, que je transcris sans l'appareil de notes. Pour information, la ville où vécut et "cria" Jean de Gascogne, dit "le Rat", est Laon.

"Notre Jean est le plus souvent surnommé "le Rat" dans les sources. (...)
Mais, Jean de Gascogne n'est pas le seul à porter un nom d'animal dans la ville (comme ailleurs), loin de là. On trouve, dès le premier registre conservé (CCI), un Herbert Cochon ou Jehan le Cochon et un Pierre le Cochon dans la paroisse Saint-Cyr, puis plus tard un "de la Cochonne", sans doute la même que Jehanne la Cochonne. D'autres Cochon sont encore mentionnés comme un "Marcassin", de même qu'un Jehan Mouton, un Jehan le Coq ou un Huet le Coq, des Jehan Coquelet, un Colart Poulet, une "Alips la Renarde" ou encore un Jacquemart la Biche, un "Jehan le Chat", et un "Oudart le Boucq", sans vouloir être exhaustif. Et certains noms semblent bien relever au départ du sobriquet comme ces Colin, Gérard et Jehan "Foy de Chien". D'autres patronymes ou sobriquets tiennent aussi à des caractéristiques physiques personnelles, souvent attribuées aux femmes comme "Gillette la Boiteuse", "Jehenne la Sourde", "Jehenne la Laidure", "Perrotte à la grosse jambe", "Ysabel aux grans dents", "la grosse Marguerite" et, pour finir, "Marion Petit Cul" ou encore "le Cocu" voire "le Besgue". "Caisin" ou "Nicaise" "Malostrut" indique aussi une caractéristique négative. En ce sens, le sobriquet de Jean de Gascogne s'inscrit aisément dans un ensemble de dénominations qui ne le singularisent pas outre mesure."

mardi 12 novembre 2013

Le terril (6)


Pourtant, tous les voisins souriaient.

samedi 9 novembre 2013

Vers les cimes (36)


Dans La claire Fontaine (Verdier, 2013), David Bosc écrit (et on voudrait écrire ce mot en majuscules) l'exil en Suisse de Gustave Courbet après sa participation à la Commune de Paris. Et c'est une merveille. Ci-dessous, deux courts extraits (p. 17 et pp. 50-51). En haut, une photographie des restes de la Colonne Vendôme, détruite le 16 mai 1871 sous les ordres de Courbet. 

"L’homme qui venait de franchir la frontière, ce 23 juillet 1873, était un homme mort et la police n’en savait rien. Peu de temps avant son départ, il avait écrit : "Aujourd'hui, j'appartiens nettement, tous frais payés, à la classe des hommes qui sont morts, hommes de cœur, et dévoués sans intérêts égoïstes à la République, et à l'égalité." (Tous frais payés, ça veut dire : j'ai casqué, recta, il n'y a pas de princesse dans les parages.) L'holocauste écœurant dans lequel furent jetés la Commune et les communards avait tant et si bien frappé Courbet qu'il se rangeait dorénavant parmi la classe des hommes qui sont morts. En d'autres mots, il est sorti du grand chantage. Il a quitté la piste où prévalent les sornettes de la timbale à décrocher, de la marmite à rétamer, de l'honneur à tenir plus blanc que blanc au milieu du carnage, de la santé qui fait que tout va quand ça va ; il a balancé la dragée haute et le reste ; il s'est accordé d'être aveugle aux affiches, sourd aux fifres. A la façon des morts, il s'est arrangé un passage dans un autre monde, et le premier venu a fait l'affaire. C'est un homme mort qui fera l'amour avant huit jours."

" La campagne alentour était on ne peut plus jolie. La campagne, c'était cela qu'aimait le père de Courbet en l'appelant la Nature, cette clémence arrachée à l'absurde, cet enfouissement panique de la sauvagerie : un enclos, une vigne, un jardin d'agrément. Les pères et les mères transmettent leurs goûts à leurs enfants, on en convient, mais c'est un phénomène d'imprégnation et qui n'assure rien moins que la reprise des flambeaux ou l'enrichissement des collections. Le goût du vin, celui de la poussière, celui du sang, le goût de la nature aussi bien que l'odeur du parquet ciré - les enfants gardent tout. Mais le goût de la nature peut prendre la forme de la haine, de la manie, de l'addiction, la forme de n'importe quoi. On n'a pas la même façon d'aimer. 
Courbet a eu recours aux forêts inconcevables. Son œil ne tenait pas sur les jardins mignards. A peine assis, la barrière le gène, il s'arrache au pliant, renverse les guéridons, calte, dévale tout le chemin jusqu'au gros chêne, gicle et fuse parmi les blés, paumes ouvertes sur la barbe d'épis, doigts écartés dans la fourrure rêche, qui le gratte, l'irrite, l'échauffe ; il plonge à la première eau, flaque ou nuage noir. Il lui fallait incorporer la nature - boire, dévorer -, et s'y incorporer - se baigner, pénétrer les fourrés, les frondaisons, les grottes - et il brûlait, il devait, par un moyen ou par un autre, en restituer quelque chose.
Son œil ne tenait pas sur les jardins mignards, mais il y avait les fleurs. et le paradis de Courbet, c'était peut-être au cœur de la forêt, dans le maelström de la sauvagerie, un grand corps fait de fleurs. En Saintonge, au début des années soixante, il avait peint une jonchée de fleurs étendue sur un banc. Au pied d'un arbre vigoureux, dont les branches s'arc-boutent pour arrêter la catastrophe d'un crépuscule du soir, faisant comme une grille sur la férocité de nuages sanglants. Contre le ciel taché de brun, de vert, au pied d'un arbre noueux, c'était un corps alangui de fleurs suaves, dont une au milieu devenait blanche à la douleur. Des fleurs qui n'en finissent pas de s'ouvrir sous la rosée tranquille. Et sur le corps fragile et sauvage d'un printemps de fille, l'arbre - un peuplier tremble, probablement - dépose le rehaut sombre d'une autre mesure du temps, de cela qui dure tandis que nous mourons."

jeudi 7 novembre 2013

Retour (16)


Tandis que je causais à la radio, un groupe de personnes bien intentionnées a glissé un prospectus dans la boîte aux lettres. Heureusement pour la cohérence sonore de mes interventions, ils n'ont pas fait trop de bruit. Cette discrétion alors qu'ils œuvrent au salut de mon âme les honore. Sur leur dépliant rose bonbon, une question : "Les morts reviendront-ils un jour ?" Je ne s'en sais fichtre rien, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'on peut réécouter l'émission Culturesmonde (sur France Culture) à propos des "bruits de la ville". J'y présente l'enregistrement de terrain et le travail de "sonic journalism" de Peter Cusack en quelques mots. Ça se passe ici.
Lors de la même émission et en plat de résistance, Henry TORGUE, Directeur de l'UMR Ambiances architecturales et urbaines et chercheur au Centre de recherche sur l'espace sonore et l'environnement urbain (CRESSON), ainsi que Yannick DAUBY, depuis Taïwan, artiste sonore, auteur de plusieurs « phonographies » présentent leur travaux.
Ci-dessus, le lever de drapeau sur la place Tian'anmen dont on entend une captation par Peter Cusack dans le podcast. Merci à Salomé Viaud pour son intérêt !

jeudi 31 octobre 2013

Mnémotourisme (23)



La semaine se déroule sous le signe de l'histoire du climat et on tombe sur cette évocation du terrible hiver 1708-1709, issue de : Emmanuel Le Roy Ladurie (Entretiens avec Anouchka Vasak), Abrégé d'histoire du climat du Moyen Âge à nos jours. Fayard, 2007, pp. 60-62.

"On a pu mesurer l'avance de la ligne O°, en particulier entre le 5 et le 7 janvier 1709. La vague d'air arctique des -20° s'avance avec une vitesse de 40km/h vers le sud. A minuit, le 7 janvier, elle atteint les Pyrénées, produisant un choc mortel sur les oliviers et citronniers perpignanais. La carte de Lachiver, s'agissant de 1709, décrit visuellement cette invasion d'air arctique depuis l'Islande jusqu'à la Méditerranée, vague glaciale qui se situe à l'est de l'anticyclone des Açores lui-même refoulé très à l'ouest de l'Espagne et au sud-ouest du Maroc. Cet hiver 1709, fort étale dans la durée, ne compte pas moins de sept vagues de grand froid (...). C'est la vague 4, la plus dure, qui crée une pointe de mortalité. Par ailleurs, elle tue les céréales, qui n'ont pas la couverture de neige protectrice : l'on survivra grâce à l'orge semée au printemps suivant, à la Columelle. Suivant C. Pfister, un anticyclone de type sibérien, avec flux d'air polaire, serait venu de l'est ou du nord-est, dont les effets se sont fait sentir jusqu'à Naples et Cadix : l'Ebre est prise par les glaces, en Espagne. Stockholm connaît encore une gelée en avril, même si par un effet de bascule, le Groenland est épargné. A Paris, on enregistre 19 jours à -10° ; les oliveraies méridionales sont anéanties, et seront remplacées par des vignes. Même si la catastrophe n'est pas équivalente à la famine de 1693, on note de ce fait une hausse de la mortalité ; le prix du froment augmente, passant de 9 livres le setier en juin 1708 à 25 livres en mars 1709, et à 45 en mai-juin 1709, soit un quintuplement pour le moins ! Tous les fleuves et les lacs sont pris, de Riga et Stockholm, à Naples et Cadix. L'Angleterre, plus océanique, est atteinte dans une moindre mesure ; mais Londres connaît une période de gel, depuis Noël jusques à fin mars. Tous les pays du Nord, ainsi que la France, l'Italie, l'Espagne, sont concernés ; les mers sont plus ou moins partiellement gelées sur les bords, la Baltique est couverte de glace encore le 8 avril 1709, ainsi que les rivières, la Meuse est prise à Namur. Les lacs de Constance et de Zürich peuvent être traversés en voiture. De nombreuses espèces d'insectes et d'oiseaux sont anéanties ; les arbres sont gelés jusqu'à l'aubier, comme en témoignent les tree-rings. Le sud de la France est peut-être plus froid encore que Paris ; la Provence perd ses orangers. On mange l'asphodèle, l'arum, le chiendent. Le pain d'avoine arrive jusqu'à la table de Madame de Maintenon... Le dégel, spectaculaire, entraîne de grosses inondations de débâcle en Loire, et fait éclater les arbres. Le bilan, certes moindre qu'en 1693-1694 (1300000 décès en plus !), s'élèvera pour la France à 600000 morts supplémentaires (froid de 1709, famine, sous-alimentation, donc épidémies collatérales)."

lundi 28 octobre 2013

Mnémotourisme (22)


Cette peinture, conservée à Rotterdam (Historisch Museum) et peinte en 1565 par Cornelis Jacobsz van Culemborch, montre le port de Delft visité par un iceberg le 2 janvier 1565. Le petit âge glaciaire battait alors son plein. On se prend à rêver à de telles montagnes de glace qui remonteraient les fleuves, à des troupeaux de rennes qui écraseraient les enfants à la sortie des écoles, à un froid tel que même les maladies n'y résisteraient pas, aux derniers feux de bois construits avec les dernières buches, à l’engourdissement des pieds de mémé et puis au silence.

samedi 26 octobre 2013

La danse des possédés (74)




Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! Que ma joie demeure ! 

"Là où les hommes s'accroupissent, chasseurs, hérons, chercheurs d'or et d'escargots, pharmaciens en binocles à monture d'acajou, cyclistes foireux et lumineux, dans le bois de tilleuls et d'ifs, ils chient sous les rameaux là où les hommes chient, dans le terreau et sur les taupinières, abrités, comme un demi-cul derrière un buisson apparaît le soleil, forme parfaite et juste poids sur terre."
Eugène Savitzkaya, Cochon farci (Les éditions de Minuit, 1996, p. 16).


lundi 21 octobre 2013

Retour (15)


Pour ceux qui ne seraient pas lassés par mes élucubrations brinquebalantes à propos de l'enregistrement de terrain, la version longue est désormais écoutable en ligne. L'émission de la RTS Musique en mémoire (Suisse) a en effet consacré cinq émissions d'une heure chacune au sujet et je discute avec Anne Gillot (merci Anne !) dans quatre d'entre elles. Chris Watson apparaît dans la quatrième et Eric La Casa est le MC de la cinquième. Pour écouter, il suffit de cliquer ci-après pour la première, la deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième émissions.

vendredi 18 octobre 2013

La danse des possédés (73)


On croit qu'on a toute la misère du monde sur les épaules alors que ce n'est qu'un rien ordonné en mots. Mais comme le suggère la vidéo qui suit, peut-être la réponse est-elle soufflée dans le vent...


samedi 12 octobre 2013

samedi 5 octobre 2013

Paradigme indiciaire (13)



Magnifique récit du spécialiste de la Grande Guerre Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014) (EHESS, Gallimard, Seuil, 2013). Pour preuve, un extrait de la conclusion ci-dessous. Pour comprendre l'extrait, Philippe, écrivain un temps accompagnateur du mouvement surréaliste, est le père de l'auteur. Stéphane Audoin-Rouzeau a notamment consacré ses recherches au sort des enfants pendant le conflit (voir L'enfant de l'ennemi, 2009).

"Trente années durant, la question de la violence de la guerre ne m'a pas quitté, mais ses traits se sont plusieurs fois transformés. Les enfants de la guerre m'ont longtemps accompagné, ils m'accompagnent encore. Philippe n'en était finalement pas si éloigné, bien qu'il fut né six ans après 1918. Lui-même était d'ailleurs un maître de l'enfance. De la sienne, tout d'abord : c'est pour la dire qu'à la fin des années 1970, il a commencé ces Mémoires dans lesquels j'ai tant puisé. De celle de ses propres enfants ensuite. Cette attention à leurs dessins, à leurs paroles, je l'ai apprise de mon père avant de la projeter ensuite sur les enfances des années de guerre.
Il y aussi les objets, dont la présence n'a cessé de grandir, et l'amour que je leur porte de s'affirmer. Le paradoxe est cruel si l'on songe à la haine de la guerre qui habitait Philippe : son éducation du regard m'a beaucoup servi lorsqu'il s'est agi de travailler sur les objets de la Grande Guerre - y compris les plus meurtriers d'entre eux - et de les regarder de très près, au titre de source comme une autre. Je n'ignore pas tout ce qui sépare une arme des îles Marquises d'une dague de tranchée, un bâton de commandement océanien d'une canne de marche sculptée par un soldat dans son abri. Mais je sais aussi les fils secrets qui les relient ; j'ai appris l'importance de refermer sur eux les doigts, tant d'années après que leurs premiers utilisateurs les aient tenus en main ; j'ai été également instruit sur l'importance de savoir si un objet avait, ou non, servi : "C'est vrai, notait Philippe, en servant, les objets prennent leur noblesse. Ils se chargent poétiquement. Plus ils s'usent, plus ils se patinent, plus ils me touchent. "C'est sérieux, la patine !" disait Breton dans un des derniers textes qu'il ait écrits." On m'a appris à voir. A voir le détail, surtout. Depuis, plus les choses sont petites, plus elles paraissent insignifiantes, et plus faire de l'histoire avec elles se charge de sens."

mercredi 2 octobre 2013

Paradigme indiciaire (12)


On a fort apprécié un excellent reportage écrit par Baptiste Morizot et intitulé Sur la piste du loup (paru dans le Philosophie Magazine du mois de septembre et lisible ici). Dans ce texte, le philosophe raconte comment il est parti dans les Cévennes en quête des traces de l'animal en compagnie d'Antoine Nochy, spécialiste du retour du loup en France. Il y est question, entre autres, de "chasse au réel", de "pièges à traces" ou encore d'"hétérophénoménologie". Concernant les problèmes bien connus occasionnés par la coexistence du loup et de l'homme au sein d'un même territoire, l'auteur élabore le personnage conceptuel du "diplomate-garou" censé favoriser une réelle cohabitation, voie médiane entre les partisans de la décimation (les éleveurs) et ceux de la sanctuarisation (les écologistes). 
Ci-dessous, deux extraits de l'article, à lire dans l'idéal en entier.
(et pour les chaussures ci-dessus : oui, hélas...) 

"Penser comme un loup
Aldo Leopold, dans son Almanach d’un comté des sables (1949), ouvrage pionnier de l’éthique de la terre, a formulé cette présence invisible : « Seul l’indécrottable peut ignorer la présence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion personnelle à leur égard. » Vivant l’époque de l’extermination du loup dans l’Ouest américain, il avait saisi dans sa complexité écologique les effets de sa disparition : « Je soupçonne à présent que, de même qu’une harde de cerfs vit dans une peur mortelle du loup, la montagne vit dans une peur mortelle du cerf. Et avec plus de raison, parce qu’un cerf mâle pris par les loups sera remplacé en trois ans, mais un mont dénudé par les cerfs ne sera pas remplacé avant des décennies. De même avec les vaches. Le vacher qui débarrasse son pacage des loups ne se rend pas compte qu’il prend sur lui le travail du loup qui consiste à équilibrer le troupeau en fonction de cette montagne particulière. Il n’a pas appris à penser comme une montagne. » C’est avec ces phrases en tête que nous parcourons les crêtes, à la recherche de ce décentrement intérieur : une révolution copernicienne, depuis un référentiel anthropocentré, jusqu’à une expérience écocentrée.
Nous nous arrêtons pour déjeuner au creux d’un col. À l’horizon s’accumulent des nuages d’orage. Nous avons croisé des traces de canidés ; mais ce qu’on peut extrapoler de leur trajectoire, de leur forme, de leur situation, n’est pas concluant. Alors qu’on dévore une pintade en se léchant les doigts, Antoine explique : « La meilleure définition du tracking, c’est ce que dit Husserl sur le cube. Personne n’a jamais vu un cube en entier en un regard : tu vois ses faces visibles, mais tu projettes les faces cachées. Le problème est de faire exister ce que tu ne vois pas. Tu n’arrives à faire exister ce loup que par ta connaissance de son espèce et ton imagination de comment le vivant se débrouille sur un terrain particulier. Tu dois essayer, de la manière la plus objectivable possible, de faire exister les faces cachées des choses. C’est décisif pour le loup : c’est un animal élusif et ubiquitaire. » Une grêle nous cueille dans les sous-bois, sans prévenir.
La nuit descend avec nous des montagnes : nous rentrons bredouilles à l’oustaou, la maison fortifiée, rêvant des silhouettes de loup derrière chaque buisson, chaque pensée. Prouver l’existence du loup semble ce soir aussi ardu que prouver l’existence de Dieu. Mais le loup laisse quelques empreintes."

"Nous arpentons la piste, cherchant les pièges naturels pour les traces que sont les zones argileuses – au bout du regard, les crêtes sont splendides, mais nous n’avons d’yeux que pour les flaques de boue. Oui, nous chassons, mais pas le loup. Plutôt une Idée du loup, son essence mobile et bigarrée : ses manières d’aller, de vouloir, de faire territoire. Doug Smith, mentor d’Antoine et responsable de la réintroduction du loup à Yellowstone, la décrit en trois mots, que chaque être décline à sa façon : « social, travel and kill » (« socialiser, voyager et tuer »).
Mais cette chasse à l’Idée laisse sa proie intacte. Ici, l’intuition de Nietzsche concernant l’origine de la quête de connaissance devient manifeste. Elle ne constitue pas une recherche abstraite et désintéressée de savoir. Dans une perspective généalogique, la pensée apparaît bien plutôt comme une continuation de la prédation : pister et traquer les phénomènes. Mais c’est une continuation sublimée, c’est-à-dire séparée de sa violence et de sa létalité initiales, ce qui inverse son rapport à la proie. C’est une « chasse au réel » qui ne tue pas, mais exalte la proie, la rehausse d’être connue de manière plus complexe, plus subtile – plus vivante."