mercredi 24 octobre 2012

Les Premiers Hommes


Pour le peintre Cornelis van Dalem (avant 1535 - 1573), les Premiers Hommes vivent dans des cabanes adossées à des falaises, mènent des troupeaux de vaches, chèvres et moutons. Ils portent des fourrures. Ils ont domestiqué le chien et cohabitent avec des poules, des oies et des canards. Leurs enfants défèquent devant l'habitation. Il n'y a pas de feu, pas de métal visibles. Ils sont propriétaires et sont heureux. 
Par quels textes cette vision de la "préhistoire" (a priori plus proche du néolithique que des commencements supposés de l'humanité) s'est-elle forgée ? Lucrèce (1er siècle avant JC) et sa description des premiers temps de l'humanité dans De natura rerum viennent à l'esprit, mais comme le montre l'extrait du livre 5 ci-dessous (vers 961-1052, traduit par André Lefèvre), des différences subsistent entre l'écrit du poète latin et la représentation de Van Dalem. Alors ?
Pour une meilleure image du panneau, voir ici sur le site du Boijmans van Beuningen à Rotterdam où il est conservé.

"Lorsque l'homme apparut sur le sein de la terre,
Il était rude encor, rude comme sa mère ;
De plus solides os soutenaient son grand corps,
Et des muscles puissants en tendaient les ressorts.
Peu de chocs entamaient sa vigoureuse écorce ;
Le chaud, le froid, la faim, rien n'abattait sa force.
Des milliers de soleils l'ont vu, nu sous le ciel,
Errera la facondes bêtes. Nul mortel
Ne connaissait le fer ; nul, de ses bras robustes,
Ne traçait de sillons et ne plantait d'arbustes.
Point de socs recourbés, alors ; point de ces faux
Qui des grands arbres vont trancher les vieux rameaux.
Les bienfaits de la terre et des cieux, les largesses
Du soleil, c'étaient là nos uniques richesses.
Satisfaits de ces dons spontanés, nos aïeux
Sous les chênes des bois paissaient insoucieux ;
Ou bien sous l'arbousier leur main cueillait ces baies
Que les hivers encore empourprent dans nos haies.
Dans ces temps reculés, le sol plus généreux
Leur prodiguait des fruits plus gros et plus nombreux; 980
Et, large table offerte à la naissante vie,
La Nature épandait sa nouveauté fleurie.
Invités par la rive, ils buvaient aux ruisseaux ;
Ainsi, tombant des monts, la fraîche voix des eaux
Appelle encore au loin les bêtes altérées.
Vers la nuit, ils gagnaient les demeures sacrées
Des Nymphes, d'où les flots des sources, épanchés
En nappes sur le flanc des humides rochers,
De chute en chute allaient au sein des mousses vertes
Jaillir et bouillonner dans les plaines ouvertes.
Les usages du feu leur étaient inconnus.
Ne sachant même pas faire à leurs membres nus
Un grossier vêtement des dépouilles des bêtes,
Aux cavités des monts se cherchant des retraites,
Tapis sous les forêts, de broussailles couverts,
Ils évitaient la pluie et l'injure des airs.
Point de rapports amis, point d'action-commune.
Ravisseur du butin livré par la fortune,
Chacun se conservait, chacun vivait pour soi.
La faim était leur guide et la force leur loi. 1000
Le mutuel désir de Vénus animale
Ou la brutalité furieuse du mâle
Accouplait les amants sous les rameaux des bois.
Parfois l'offre d'un fruit, quelque poire de choix,
Des glands même, payaient les faveurs amoureuses.
Leurs pieds étaient légers et leurs mains vigoureuses ;
Et les pierres de loin, les lourds bâtons de près
Abattaient sous leurs coups les monstres des forêts.
Vainqueurs souvent, parfois fuyant devant leurs proies,
Pareils aux sangliers vêtus de rudes soies,
Où les prenait la nuit, ils livraient au repos
Leurs corps enveloppés d'herbe et de rameaux,
Et, dans la morne paix d'un sommeil taciturne,
Sans troubler de leurs cris l'obscurité nocturne,
Sans chercher le soleil perdu, silencieux,
Nus sur la terre nue, attendaient que les cieux
Au rayonnant flambeau rouvrissent la carrière.
Sûrs de voir avec l'ombre alterner la lumière,
Ils ne s'étonnaient pas de la fuite du jour ;
Et, dès l'enfance instruits de son constant retour, 1020
Ils ne redoutaient pas qu'une nuit éternelle
Dérobât pour jamais la lampe universelle.
Bien plutôt craignaient-ils les funestes réveils
Dont l'embûche des nuits menaçait leurs sommeils.
Souvent le brusque assaut du sanglier, l'approche
Du lion les chassaient de leurs abris de roche,
Et, dans l'ombre, effarés, ils s'échappaient, laissant
Leurs couches de feuillage à ces hôtes de sang.
Ne crois pas que la mort en sa rigueur première
Fermât beaucoup plus d'yeux à la douce lumière.
Certes, plus d'un, surpris et, lambeau par lambeau,
Tout vif enseveli dans un vivant tombeau,
Pantelante pâture offerte aux représailles,
Voyant la dent vorace entamer ses entrailles,
Remplissait les forêts de cris désespérés.
Ceux que sauvait la fuite, à moitié dévorés,
De leurs tremblantes mains couvraient leurs noirs ulcères
Et suppliaient la mort de finir leurs misères,
Sans secours, et laissant les vers cruels tarir
Leur vie avec le mal qu'ils ne savaient guérir. 1040
Mais on ne voyait pas, comme au siècle où nous sommes,
La guerre en un seul jour faucher des milliers d'hommes,
Ni contre les écueils les colères des flots
Ecraser le navire avec les matelots.
C'est en vain que la mer, sans objet irritée,
Déposait par instant sa menace avortée;
Le sourire menteur de ses apaisements
N'attirait pas de proie en ses pièges dormants ;
L'art naval, art mauvais, restait dans l'ombre encore.
On mourait de besoin ; nous mourons de pléthore.
On prenait le poison par mégarde ; aujourd'hui
L'on ne sait que trop bien l'apprêter pour autrui."

Aucun commentaire: