vendredi 28 septembre 2012

L'usage sonore du monde (7)



En 1846, après avoir obtenu son diplôme de médecin, le jeune Thomas Henry Huxley embarque sur le Rattlesnake pour une expédition hydrographique aux larges des terres d'Australie et de Nouvelle-Guinée. Les notes qu'il prend durant ce voyage laissent à peine deviner sa future carrière de naturaliste. Celui qui sera bientôt un des plus fidèles amis (et promoteur des idées) de Darwin alterne plutôt des observations à caractère intime avec des descriptions des mœurs des "sauvages" rencontrés. Ci-dessous, on livre un extrait (pp. 217-218) issu de son voyage de retour, entre avril et octobre 1850. Ce Voyage sur le Rattlesnake a été traduit par Ancré Fayot et édité cette année dans la prometteuse collection Biophilia chez José Corti. Ci-dessus, le daguerréotype date de 1846 et la peinture du Rattlesnake, par Sir Oswald Walters Brierly, de 1853.

"4 mai
Nuit épouvantable - un grand frais de vent - le navire roulait fortement et impossible de dormir. Oh, cette odeur abominable et ces bruits ! Dans son récit du siège de Mayence, Goethe énumère quinze catégories de bruits qu'il entendit au cours d'une nuit sans sommeil. J'entendais quant à moi :
1. Le craquement des cloisons.
2. Le clapotis de la mer contre le flanc du navire.
3. Le sifflement du vent.
4. Le un, deux, trois, hisse ! des matelots.
5. Des matelots qui déboulent sur le pont.
6. Un chat qui miaule.
7. Un chien qui saute la tête la première par-dessus un compagnon.
8. Des chiots qui jappent.
9. Des poules qui gloussent.
10. Des canards qui cancanent.
11. Des chèvres qui bêlent, ou plutôt qui gémissent, comme font les chèvres d'Australie.
12. Des cochons qui grognent ou qui couinent.
13. L'officier de quart qui crie.
14. Le second maître qui joue du sifflet.
15. Des gens de toute sorte qui jurent.
16. Un enfant qui pleure.
17. Le garde qui pique la cloche.
18. Le cacatoès qui hurle.
19. Les perroquets qui jacassent.
20. L'eau à hauteur de cheville qui va et vient dans ma cabine et dans le poste des aspirants.
Et je me dis ingénument et avec un peu d'inquiétude que je pourrais encore en trouver quelques-uns."

jeudi 27 septembre 2012

Mnémotourisme (10)



Sur le territoire de Bitry, dans l'Oise, un arbre vidé sert de poste optique pour l'artillerie française. Le photographie est prise en 1917 par un anonyme et est conservée à la Médiathèque de l'architecture et du patrimoine à Paris. En dessous, une utilisation similaire, en Haute-Alsace (source non trouvée).

Vidés, déracinés, brûlés, explosés, ébranchés, les arbres durent et témoignent. Ce sont nos plus beaux monuments aux morts, mais de tous les morts, tous.

lundi 24 septembre 2012

La danse des possédés (41)


 




Cela faisait des mois que j'attendais un album qui serait plus un compagnon qu'un objet de loisir, qui précipiterait mélancolie, tension, naïveté et contradiction pour atteindre quelque chose d'essentiel. Et de simple. Papa's Ear (2012, Häpna) des Japonais de Tenniscoats atteint sans aucun doute cet état de grâce. Que l’album ait été enregistré avec l'aide des Suédois de Tape ne gâche évidemment rien. Mon automne et mon hiver lui sont d'ores-et-déjà acquis. 
Et on en profite pour revoir la déambulation du groupe dans les rues de Tokyo dans un concert à emporter de la Blogothèque.

jeudi 20 septembre 2012

Vers les cimes (24)


"La mort n'est pas une chose effroyable. On entre dans un rêve, et le monde disparaît - quand tout va bien. Les souffrances des mourants peuvent être effroyables et la perte que ressentent les vivants quand meurt un être cher. Il n'y a pas de remède à cela. Nous faisons partie les uns des autres. Souvent, ce sont les phantasmes collectifs ou individuels entourant la mort qui sont effroyables. Il en résulte que bien des gens, surtout quand ils vieillissent, vivent ouvertement ou secrètement dans la terreur de la mort. Ces phantasmes et la peur de la mort qu'ils engendrent peuvent faire autant souffrir que la douleur physique d'un corps qui se détériore. Apaiser ces craintes, leur opposer la réalité simple de la finitude de la vie, voilà une tâche qui reste à accomplir. Ce qui est effroyable, c'est que des êtres jeunes doivent mourir avant d'avoir pu donner un sens à leur vie et en goûter les joies. Ou encore, que des hommes, des femmes et des enfants doivent errer, affamés, à travers un pays dévasté, où la mort prend son temps. En fait, il y a bien des horreurs tout autour de la mort. Il reste encore à trouver ce que les hommes peuvent faire pour permettre aux autres hommes de mourir facilement et paisiblement. L'amitié des survivants, le sentiment des mourants de ne pas être une gêne pénible pour les vivants, voilà qui en fait sans doute partie. Et le refoulement social, le voile de malaise qui de nos jours enveloppe souvent toute la sphère de la mort, ne sont pas d'un grand secours. Mais peut-être devrait-on parler plus ouvertement et plus clairement de la mort, par exemple en cessant de la présenter comme un mystère. La mort ne recèle aucun mystère. Elle n'ouvre aucune porte. Elle est la fin d'un être humain. Ce qui survit après lui, c'est ce qu'il a donné aux autres êtres humains, ce qui demeure dans leur souvenir. Si l'humanité sombre dans le néant, tout ce qu'un homme a accompli, tout ce pour quoi les hommes ont vécu ou se sont fait la guerre, y compris tous les systèmes de croyances profanes ou surnaturels, tout cela n'a plus de sens."

Dernière partie de Norbert Elias, La solitude des mourants (1982, 1987 pour la traduction française dans la collection Détroits chez Christian Bourgois).
Photo : Norbert Elias photographié en 1935 par Gisèle Freund.

mardi 18 septembre 2012

De l'amour à la haine il n'y a qu'un pas





Le crocodile marin (Crocodylus porosus) vit en Asie du Sud et du Sud-Est ainsi qu'en Océanie. Le mâle, mesurant généralement entre 4,3 et 5,6 mètres, atteint parfois les 7 mètres. Des observations plus rares font mention d'animaux de plus de 8 mètres. La Bête se nourrit parfois de requins, en toute simplicité. Il lui arrive de surfer sur les vagues, en groupe et avec panache, tandis que sur la plage, des apprentis nageurs se grattent le crâne avec hésitation. Ils feraient mieux de rentrer chez eux et de faire comme moi : écouter le tremblé et ombrageux Grimwood (1969-1974) de Michael Yonkers.
La photo ci-dessus, prise à Bornéo en 1925 par un membre de la famille du Captain Jack Sammons, est issue de la NOAA photo Library.

lundi 17 septembre 2012

Il n'y a pas de Nature


C'est en achevant notre lecture qu'on a la bonne idée d'aller chercher la traduction de l'extrait d'un très beau poème de Pessoa (uniquement donné dans sa langue originale) placé par Philippe Descola en exergue de son Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005). Et en-dessous, un extrait de l'ouvrage (ô combien percutant et fascinant) dudit Descola (pp. 26-27). Pour que je considère les chats des voisins dans un rapport totémique, il n'y a désormais plus qu'un pas...

"J’ai vu qu’il n’y a pas de Nature,
Que Nature n’existe pas,
Qu’il y a collines, vallées, plaines,
Qu’il y a arbres, fleurs, herbages,
Qu’il y a rivières et pierres,
Mais qu’il n’y a pas un tout à quoi tout ça appartiendrait,
Qu’un ensemble réel et véritable
Est une maladie de nos idées.
La Nature est parties sans un tout.
Voilà peut-être le mystère en question dont ils parlent."
Alberto Caeiro, Le gardien de troupeaux, extrait du poème XLVII (1925) (traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier).

"A l’instar des Achuar, les Makuna catégorisent les humains, les plantes et les animaux comme des « gens » (masa) dont les principaux attributs – la mortalité, la vie sociale et cérémonielle, l’intentionnalité, la connaissance – sont en tout point identiques. Les distinctions internes à cette communauté du vivant reposent sur les caractères particuliers que l’origine mythique, les régimes alimentaires et les modes de reproduction confèrent à chaque classe d’êtres, et non pas sur la plus ou moins grande proximité de ces classes au paradigme d’accomplissement qu’offriraient les Makuna. L’interaction entre les animaux et les humains est également conçue sous la forme d’un rapport d’affinité, quoique légèrement différent du modèle achuar, puisque le chasseur traite son gibier comme une conjointe potentielle et non comme un beau-frère. Les catégorisations ontologiques sont toutefois beaucoup plus plastiques encore que chez les Achuar, en raison de la faculté de métamorphose reconnue à tous : les humains peuvent devenir des animaux, les animaux se convertir en humains, et l’animal d’une espèce peut se transformer en un animal d’une autre espèce. L’emprise taxinomique sur le réel est donc toujours relative et contextuelle, le troc permanent des apparences ne permettant pas d’attribuer des identités stables aux composantes vivantes de l’environnement.
La sociabilité imputée aux non-humains par les Makuna est aussi plus riche et plus complexe que celle que les Achuar leur reconnaissent. Tout comme les Indiens, les animaux vivent en communauté, dans des « longues-maisons » que la tradition situe au cœur de certains rapides ou à l’intérieur de collines précisément localisées ; ils cultivent des jardins de manioc, se déplacent en pirogue et s’adonnent, sous la conduite de leurs chefs, à des rituels tout aussi élaborés que ceux des Makuna. La forme visible des animaux n’est en effet qu’un déguisement. Lorsqu’ils regagnent leurs demeures, c’est pour se dépouiller de leur apparence, revêtir parures de plumes et ornements cérémoniels, et redevenir de manière ostensible les « gens » qu’ils n’avaient pas cessé d’être lorsqu’ils ondoyaient dans les rivières et fourrageaient dans la forêt."
 

dimanche 16 septembre 2012

L'usage sonore du monde (6)





Un des expériences radiophoniques les plus jubilatoires et généreuses écoutées (à de nombreuses reprises) ces derniers temps s'appelle les Nuits de la Phaune. Initié en 2008 au sein de Radio Grenouille (Marseille), ce "parcours radiophonique sauvage" se donnait pour objectif de faire s'entrechoquer "Musiques obliques, sons horizontaux, samplé-collés, mixs à plumes et à paillettes, sciences et détournements, biotopes imaginaires, radio augmentée, espèces et voix d’apparition, eartoys, stretching temporel…" 
Sept programmes (intitulés notamment 'Bruits de fonds et remise en forme aquatique' ou 'Bestiaire cosmique et exploration spatiale') de six heures chacun, séparés en plusieurs segments thématiques, font ainsi alterner field recording, chanson et musique pop délirante avec extraits de documentaires et lectures d'ouvrages finement choisis. Humour, éclectisme et exigence artistique se mettent au service de l'imaginaire et de la curiosité de l'auditeur. On y entend ainsi, pêle-mêle, des enregistrements de Chris Watson, Fernand Deroussen ou Jean C. Roché, mais aussi Lana del Rey (réinterprétée par Donald ?), Sun Ra, The Residents et Joe Dassin, Alva Noto, Bernard Parmegiani et Wolf Eyes, lectures de Borges, Foucault et Volodine... 
Ces nombreuses heures de voyage sonore s'écoutent en ligne (ou se téléchargent) ici. On trouve également sur ce site plus d'infos, y compris les play-lists. Ici enfin, une interview de Floriane Pochon et Amélie Agut, les deux initiatrices (avec Tony Regnauld) du projet.

lundi 10 septembre 2012

Mnémotourisme (9)


La bibliothèque d'Holland House (Londres), après les frappes allemandes de septembre 1940.
Que lire quand tout s'effondre ?

dimanche 9 septembre 2012

Mnémotourisme (8)


La lecture de cette brillante synthèse sur La civilisation rurale (écrite en 1972 par l'historien Emmanuel Le Roy Ladurie et rééditée récemment chez Allia) tombe à point. Habité comme on l'était par Le temps des grâces de Dominique Marchais, la trilogie Profils paysans de Raymond Depardon ou encore les films d'Ariane Doublet (rassemblés récemment par les éditions Montparnasse), on souhaitait trouver un contrepoint au sentiment d'achèvement et de perte qu'inspirent nos campagnes. Démographie, habitat, transformation du territoire et relations de pouvoir... Voici quelques points d'accès usés par Le Roy Ladurie pour cerner cette civilisation qui, qu'on le veuille ou non, qu'elle soit morte ou pas, a fondé une part de ce que nous sommes. On en livre ici les quelques dernières phrases, s'achevant sur une note d'espoir, dont on ne sait si elle peut encore être entretenue quarante ans plus tard...

"Depuis 1915-1920, cependant, on assiste à la mort lente, ou du moins à la décrépitude de la "civilisation rurale" qui vient d'être décrite : celle-ci connut son apogée au moment même du plafond démographique de nos campagnes, vers le milieu du XIXe siècle. Son déclin rapide commence surtout vers 1915-1920 : car la guerre de 1914 a exterminé chez nous la jeunesse mâle de villages entiers ; et puis plus "efficace" encore, la technologie industrielle (et agricole) a chassé la main d’œuvre des campagnes vers les villes. Simultanément, les mass media de la presse écrite, de la radio et de la télévision substituent à l'ancien folklore des laboureurs, le folklore plus frappant des bandes dessinées, et de la violence citadine. Les fermiers veulent des réfrigérateurs, et non plus des contes de fée.
On ne doit pas - bien entendu - regretter ces intrusions, car il serait absurde d'affirmer le caractère idyllique de la civilisation rurale (celle-ci était bâtie, on doit le reconnaître, sur la misère du plus grand nombre). La civilisation rurale cependant n'est pas encore décédée de sa belle mort ou de sa laide mort. Elle survit plus ou moins, même aujourd'hui, dans les sociétés surdéveloppées du monde occidental, d'une existence minoritaire et végétative. Elle n'y a peut-être pas dit son dernier mot."

samedi 8 septembre 2012

Il y avait un ours, avant



Je n'irai plus jamais mourir au bord d'une rivière. La nature, l'air, le soleil et les arbres m'ont lassé. Désormais, je laisserai grandir des usines incompréhensibles et quelques autoroutes entre mes deux seins. Et ça sonne, fichtre.

samedi 1 septembre 2012

Mnémotourisme (7)







Dans les années 1960, Kiakshuk (1886-1966), chasseur et chamane inuit respecté, apprend l'art de la gravure. Il était également grand conteur d'histoires. Dès les années 1950, à Cape Dorset (Canada) où vivait Kiakshuk, des Occidentaux ont en effet encouragé la production d'art local, notamment en y créant des ateliers de gravure. Entre 1959 et 1974, les artistes de Cape Dorset auraient ainsi produit plus 48000 gravures, disséminées dans des galeries du monde entier...