mardi 18 octobre 2011

Vers les cimes (14)

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C'est en regardant le Cézanne (1989) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub qu'on a découvert le texte transcrit ci-dessous. Issu d'un dialogue entre le peintre et Joaquim Gasquet (dans le livre Cézanne (1921) de ce dernier), il fait penser à la correspondance de Flaubert, ce qui n'est pas rien. La peinture ci-dessus est issue d'une collection privée.

"Mais dès que nous sommes peintres, nous nageons en pleine eau, en pleine couleur, en pleine réalité. Nous nous colletons directement avec les objets. Ils nous soulèvent. Un sucrier nous en apprend autant sur nous et sur notre art qu’un Chardin ou un Monticelli. Il est plus coloré. Ce sont nos tableaux qui deviennent des natures mortes. Tout est plus irisé que nos toiles, et je n’ai qu’à ouvrir ma fenêtre pour avoir les plus beaux Poussin et les plus beaux Monet du monde… L’ombre tassée, l’ombre peinte, la lumière assassinée, horreur ! la clarté morte… On marche dans un pays d’aveugles… Par quels sens, avec quels sens percevez-vous donc le soleil? Nos tableaux, c’est de la nuit qui rôde, de la nuit qui tâtonne… Les musées sont des cavernes de Platon. Sur la porte je ferai graver : “Défense aux peintres d’entrer. Il y a le soleil dehors”. Un peintre commence à peindre, ce qui s’appelle peindre, à quarante ans, un peintre de nos jours. Les autres, à cet âge, lorsqu’il n’y avait pas de musée, avaient presque achevé leur œuvre. Un peintre aujourd’hui ne sait rien. Jusqu’à quarante ans, oui, qu’il fréquente les musées, je le lui ordonne… Après qu’il retourne dans ces cimetières simplement pour s’y reposer et y méditer sur son impuissance et sur sa mort… Les musées sont des lieux odieux. Ils puent la démocratie et le collège. Je peins mes natures mortes, ces natures mortes, pour mon cocher qui n’en veut pas, je les peins pour que les enfants sur les genoux de leurs grands-pères les regardent en mangeant leur soupe et en babillant. Je ne les peins pas pour l’orgueil de l’empereur d’Allemagne et la vanité des marchands de pétrole de Chicago. On donne dix mille francs d’une de ces cochonneries; on ferait mieux de me donner un mur d’église, une salle d’hôpital ou de mairie, et de me dire : “Foutez-vous là… Peignez-nous un mariage, une convalescence, une belle moisson…” Alors, peut-être, je sortirais ce que j’ai dans le ventre, ce que je porte là depuis que je suis né, et ce serait de la peinture… Mais je rêve, je me saoule, je m’exalte… À quoi ça mène? À m’empêcher de travailler mieux…"

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