lundi 6 septembre 2010

Elle dit le monde

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"Elle est debout sous la fenêtre grillagée, elle ne regarde pas le ciel, elle est adossée au mur de ciment, elle pleure. C'est une femme magnifique. Elle pleure, il n'existe pas entre nous la moindre différence, rien jamais ne réussira à nous séparer, ni temps ni espace, je pleure avec elle. Il y a douze ans, elle a tué des hommes qui méritaient d'être réduits à rien, des hommes qui avaient été tout, ou, du moins, beaucoup de choses, elle a tué des ennemis du peuple que beaucoup de gens auraient voulu tuer s'ils en avaient le courage, mais très peu de gens ont le courage de faire justice, presque personne ne s'engage dans la vengeance et les représailles au nom du peuple. Elle, elle l'a fait. Elle a assassiné, comme j'aurais aimé le faire, des assassins qui avaient tué indirectement des centaines de milliers et même des millions de personnes. On l'a arrêtée et condamnée à la perpétuité, on l'a enfermée dans un centre isolé, et, dans les milieux qui décident du destin des vaincus, on a dit qu'elle était morte, on a espéré qu'elle mourrait, mais elle a tenu bon, peut-être parce qu'elle bénéficiait de caractères génétiques particulièrement résistants, difficiles à détruire, ou parce qu'elle avait en tête le programme maximum de notre organisation, ou peut-être aussi parce qu'on a oublié de lui envoyer des tueurs pour régler le problème une fois pour toutes, et que les gardiens avaient peur d'elle.
C'est une femme magnifique.
Elle est enfermée dans une cellule aux dimensions mesquines, sans compagne depuis déjà huit ans. Elle n'en peut plus. Elle s'est plusieurs fois auto-mutilée au cours des années passées, en particulier pendant l'hiver où la prison est froide et humide et où l'idée de vivre et de tenir bon se dissout. Mentalement, elle a beaucoup perdu de son assurance. Elle va mal. Elle aime s'adosser au mur en imaginant qu'lle traverse le mur, qu'elle est dépeignée par le vent, qu'elle est sous le ciel mouvant de la steppe, au milieu des herbes mouvantes, et qu'elle parle plus fort que les souffles, qu'elle dit le monde. Quand l'administration pénitentiaire l'autorise à avoir du papier et un stylo-bille, elle dit le monde sous forme écrite, en utilisant des abréviations et un langage crypté dont elle seule possède les clés, et, quand elle a façonné une histoire, elle la chuchote de nombreuses fois en s'accroupissant ou en s'allongeant devant la porte, elle s'adresse au couloir, au courant d'air qui siffle dans l'étage vide. Elle occupe la cellule 1614 et, depuis la mort de Maria Iguacel dans la cellule contiguë, elle n'a plus personne à qui parler.
Toutefois, plusieurs fois par semaine, elle dit le monde."
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Extrait de Discours aux nomades et aux morts dans le dernier roman d'Antoine Volodine Ecrivains, Seuil, 2010, pp. 27-28.
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