dimanche 31 mai 2009

nature / culture

.
D'abord déballer le bel objet et décrypter le dessin, signé par le trompettiste Peter Evans, qui s'étale sur les trois faces de son nouveau double album : nature / culture (Psi Records, 2009). Un corps humain au centre d'un réseau de filaments tortueux. La tête : un agencement complexe de tubes, pistons et d'une embouchure. C'est son instrument. Des pieds partent des fils qui se rejoignent pour former d'un côté une main et de l'autre, ce qui ressemble à une portée musicale. Cette image où s'interpénètrent éléments organiques et mécaniques est, à l'instar du titre de l'album, une illustration de la tension qui est à la source de la musique que l'on va entendre : mélange d'inspiration et d'expression physique pure d'une part, et utilisation de procédés techniques d'amplification et d'enregistrement très précis d'autre part.
.
Sur les deux CDs qui composent cet album, le trompettiste raconte des histoires uniquement en solo. Et comme on avait déjà pu l'entendre sur son premier album More is More (Psi Records, 2006), Peter Evans se révèle être un des plus magnifiques et des plus passionnants conteurs apparus sur la scène des musiques improvisées ces dernières années. Comme il l'écrit dans le livret, son investissement dans ce travail solo lui permet "to tell stories that are short, long, true, false, unfinished, overlapping, fantastic and mundane." Avec aisance, il passe de vocalises abstraites à un discours enjoué et ironique sur les formes traditionnelles du jazz, de drones enveloppants à des cascades de notes limpides, violentes et sensuelles. Jamais l'attention de l'auditeur ne fléchit, tant l'investissement du musicien est total. Il faut absolument essayer de le voir en concert. Pour cela, consulter son agenda sur sa page myspace. Peter Evans est impliqué dans plusieurs formations, notamment avec Okkyung Lee et Steve Beresford ou avec le Mostly Other People Do the Killing.
.

jeudi 28 mai 2009

Sons et mémoire

Thomas Edison, inventeur du phonographe en 1877 (photographie datant de 1878).
.
En consultant le site de la British Library, je tombe sur une base de données débordant de richesse, celle des Archival Sound Recordings. Y sont répertoriés et classés de manière claire et intelligente des milliers d'enregistrements : émissions de radios, field recordings, concerts de musique classique ou encore interviews de musiciens (la fameuse Oral history of jazz in Britain commencée en 1984 qui consiste à faire parler les jazzmen de ce dont ils ont envie, sans aucune limitation, afin de créer un matériau historique de première main).
.
Malheureusement, tout n'est pas écoutable en ligne, mais ce qui est disponible est déjà très impressionnant : plus de 600 captations sonores d'animaux sur le sol britannique depuis les années 1960, 970 enregistrements en Afrique de l'Ouest (surtout au Ghana) entre 1948 et 1958 par la firme Decca, plus de 200 rares prises de sons ethnographiques dans le monde entier issus de cylindres de cire (un support initialement destiné à fonctionner sur le phonographe inventé par Edison) et datant de 1898 à 1919, des témoignages de survivants de l'Holocauste, de la musique religieuse indienne par l'ethnomusicologue Rolf Killius, plus de 1500 enregistrements en Ouganda par Peter Cooke entre 1964 et 1997 et enfin plus de 3000 illustrations de musique traditionnelle et d'accents de patois régionaux anglais !
.

lundi 25 mai 2009

Que l'enclume persiste !

Derek Bailey photographié à New York en 1988 par Marco Ugolini.
.
Incus est un des labels pionniers dans le genre des musiques improvisées européennes. Fondée en 1970 par Derek Bailey, Evan Parker, Tony Oxley et Michael Walters, cette structure est généralement considérée comme la première créée et gérée uniquement par des musiciens en Grande-Bretagne. Le label a sorti une centaine d'enregistrements sur différents supports dont le premier, mythique par les avancées soniques qu'il proposait et par l'importance de la carrière ultérieure de chacun des trois musiciens, réunissait Derek Bailey (guitare), Evan Parker (saxophone) et Han Bennink (batterie) : The Topography of the Lungs (réédité en 2006 par Psi Records, le label d'Evan Parker). Au cours de son histoire, Incus aura enregistré la crème de l'improvisation européenne, parfois avec des invités prestigieux tels que George Lewis, Fred Frith, Anthony Braxton, Dave Holland, Lee Konitz ou John Zorn. Durant les années 1980, Evan Parker quitte le label dont la gestion est dès lors assurée principalement par Karen Brookman et Derek Bailey.
.
Depuis la mort de celui-ci en 2005, le label était resté inactif. Renaissant de ces cendres grâce à Karen Brookman, il devrait non seulement devenir le lieu de rééditions d'albums épuisés, tel celui en solo de Derek Bailey sorti initialement en 1974 sous le nom de Lot 74, mais aussi de nouveaux enregistrements. Une partie du site est dévolue à divers documents historiques, comme cette biographie de Derek Bailey de 1716 pages (!) par Carol Dallaire incluant photographies, critiques et interviews, le tout disponible gratuitement. Enfin, les amateurs de beaux objets apprécieront la disponibilité de plusieurs LPs, notamment de Company 3 et du Spontaneous Music Ensemble. Pour information (je viens de l'apprendre), l'incus ou enclume est un des trois osselets de l'oreille moyenne qui permettent la transmission et l'amplification des vibrations sonores.
.

vendredi 22 mai 2009

Echo et vanité

.
Encore sous le choc du "concert" du saxophoniste John Butcher, j'entame la lecture du livret qui accompagne son album Resonant Spaces (Confront). A la faveur d'un projet de collaboration avec l'artiste Akio Suzuki en juin 2006, différents lieux naturels ou construits par l'homme en Ecosse ont été choisis pour leurs propriétés acoustiques exceptionnelles afin d'y faire jouer le saxophoniste. Ce dernier a par exemple investi le site néolithique des pierres levées de Stenness (dans les Orcades), un ancien réservoir à Wormit, le Tugnet Ice House et la grotte de Smoo. Le son ainsi capté est d'une puissance et d'une amplitude exceptionnelles, conférant à son écoute une expérience tant physique qu'esthétique. John Butcher alterne sifflements quasi inaudibles, larsens et "chants" de souffle circulaire. A posteriori, on rêve d'avoir assisté in situ à ces performances.
.
Un des lieux visités m'évoque immédiatement les dérives mélancoliques de l'écrivain W.G. Sebald : le Hamilton Mausoleum, situé dans le South Lanarkshire. Construit entre 1842 et 1858 pour accueillir le sarcophage égyptien de l'excentrique Duc Alexandre, ce bâtiment est un des plus grands mausolées au monde. Cette entreprise mégalomane d'un prix apparemment exorbitant pour l'époque, comprend des sculptures inspirées de l'art antique que le Duc connaissait bien grâce à son activité de pourvoyeur d'œuvres d'art pour le British Museum. Cette architecture d'exaltation de la mort et de l'éternité possède également la particularité d'avoir un des plus longs échos que l'on puisse initier dans un bâtiment en Europe. On comprend donc que le mausolée ait été utilisé comme "scène" par le musicien.
.
Il y a quelque chose d'ironique dans l'utilisation d'un tel lieu pour y jouer de la musique. L'art du temps qu'est cette dernière apparaît en effet dans ce lieu dévolu à la négation du temps comme le détail discordant d'une nature morte. Telle une mouche posée sur un fruit en train de se décomposer ou une corde cassée d'un instrument abandonné, le son créé dans ce contexte, même s'il est réverbéré et donc prolongé, me semble souligner la Vanité du lieu, par son instantanéité, ainsi que sa beauté mouvante et fuyante.
.
Pour plus d'infos sur John Butcher et d'autres pistes d'écoute, voir son portrait et 12 disques chroniqués par Globe Glauber sur le site de la Médiathèque, ainsi qu'une sélection des disques et films favoris du musicien.
.

mercredi 20 mai 2009

Dust off the Reverb

.
Un des meilleurs festivals de l'année a lieu ce soir au Netwerk à Alost et est consacré à diverses performances de sound art placées sous le signe de la "réverbération". On pourra y entendre John Butcher prendre possession de l'espace armé de son seul saxophone (voir ses magnifiques albums solo The Geometry of Sentiment sur Emanem et Resonant Spaces sur Confront, dont le son est littéralement renversant). The Caretaker, alias Leyland James Kirby (dont on avait parlé ici), immergera l'assistance dans ses nappes de sons "hantologiques" (voir son blog et son site web History always favours the winners). Aernoudt Jacobs présentera quant à lui son dispositif mystérieux Echolocator, basé comme son nom l'indique sur le principe, utilisé par les chauves-souris, de l'écholocation. Enfin, la soirée s'achèvera avec le légendaire Charlemagne Palestine dont je viens de revoir la vidéo hypnotique et agaçante à la fois, Island Song (plus d'infos sur UbuWeb). Voici son programme de ce soir d'après le site du Netwerk : "acoustic vs electronic reverb and echo delay extravaganza".
.

.

lundi 18 mai 2009

Mahmoud Guinia

.
Découverte de cet album essentiel sur le blog Awesome Tapes from Africa. El Maallem Mahmoud Guinia, originaire d'Essaouira au Maroc, est un des maîtres de la musique Gnawa. Il joue du guembri, un instrument à cordes pincées apporté en Afrique du Nord par des esclaves guinéens. Sur les quatre longues plages de cette K7 dont j'ai du mal à déterminer la date de parution (sur le label Tichkaphone), chant, percussions et guembri concourrent à la création d'une transe hypnotique évoquant aussi bien des musiciens africains tels que Group Doueh (Sublime Frequencies) que des bluesmen afro-américains comme Junior Kimbrough (Fat Possum). Au-delà de ces références, cette musique merveilleuse d'un groove tellurique se rapproche par moments de l'incantation religieuse. Mahmoud Guinia n'est pas vraiment inconnu puisqu'il a participé à l'album The Trance of Seven Colors avec Pharoah Sanders et à d'autres disques avec Hamid Drake, Bill Laswell, Carlos Santana... On peut également trouver l'album ici.
.

jeudi 14 mai 2009

Quand Jean Renaud de guerre revint

.
Bien avant l'ethnologie et les progrès techniques d'enregistrement au 20e siècle, le Romantisme a poussé quelques passionnés à s'intéresser au folklore musical de nos régions. Par exemple, Gérard de Nerval publie en 1854 les Chansons et légendes du Valois en appendice à Sylvie. Parmi les textes retenus et commentés, un texte magnifique dont les origines remontent au moins au 15e siècle : Quand Jean Renaud de guerre revint.
.
"Quand Jean Renaud de la guerre revint, - Il en revint triste et chagrin; - « Bonjour, ma mère. Bonjour, mon fils ! Ta femme est accouchée d'un petit.»
« Allez, ma mère, allez devant; - Faites-moi dresser un beau lit blanc; - Mais faites-le dresser si bas - Que ma femme ne l'entende pas !»
Et quand ce fut vers le minuit, - Jean Renaud a rendu l'esprit.

«Ah ! dites, ma mère, ma mie, Ce que j'entends pleurer ici ? - Ma fille, ce sont les enfants - Qui se plaignent du mal de dents.»
« Ah ! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends clouer ici ? - Ma fille, c'est le charpentier, - Qui raccommode le plancher !»
« Ah ! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends chanter ici ? - Ma fille, c'est la procession - Qui fait le tour de la maison !»
« Mais dites, ma mère, ma mie, - Pourquoi donc pleurez-vous ainsi? - Hélas! je ne puis le cacher; - C'est Jean Renaud qui est décédé.»
« Ma mère ! dites au fossoyeux - Qu'il fasse la fosse pour deux, - Et que l'espace y soit si grand, - Qu'on y renferme aussi l'enfant !»

.
Plusieurs versions du morceau ont été enregistrées au 20e siècle, notamment par Yves Montand ou Malicorne. Ces interprétations édulcorées n'arrivent cependant pas à la cheville de celle, rude et belle, d'Alfred Bastin sur la compilation Ballades, danses et chansons de Flandre et Wallonie du label Ocora. A écouter les jours de ruine, mais aussi les autres.
.
Ici, les Chansons et légendes du Valois de Gérard de Nerval.
.

mardi 12 mai 2009

A part cela - qui est peu - Rien

Paul Signac, Portrait de Félix Fénéon, New York, Museum of Modern Art.
.
Dans Artistes sans œuvres. I would prefer not to, paru aux éditions Hazan en 1997 et tout récemment réédité aux éditions Verticales, Jean-Yves Jouannais propose une histoire alternative de la littérature et de l'art du XXe siècle en s'intéressant à des "cas" d'artistes n'ayant rien (ou très peu) produit. Nombre de ces créateurs du siècle dernier ont eu une influence décisive, malgré une œuvre marquée par l'effacement, la déception ou l'absence.
.
On connaît ainsi le cas de Jacques Vaché, surréaliste avant la lettre dont on a conservé uniquement quelques lettres, adressées entre autres à André Breton et dont l'influence sur ce dernier fut apparemment décisive. Dans son manifeste de 1924, Breton écrit en effet : "Vaché est surréaliste en moi." Il est décédé en 1919 dans une chambre d'hôtel à Paris après avoir pris de l'opium. Parmi bien d'autres, Jouannais raconte également avec enthousiasme la vie d'Arthur Cravan, poète, boxeur et danseur disparu au large du Golfe du Mexique en 1918 après avoir insulté Guillaume Apollinaire et d'autres artistes parisiens, programmé son suicide en public et boxé jusqu'au KO avec le champion du monde Jack Johnson !
.
Autre exemple, Félix Fénéon aura collaboré à des journaux de tendance anarchiste avant d'être accusé d'avoir provoqué un attentat à Paris le 4 avril 1894, ce dont il sera acquitté malgré son attitude hautaine et ironique durant le procès. On lui doit des magnifiques Nouvelles en trois lignes, d'un humour noir cinglant et dévastateur (exemple : "Le cadavre du sexagénaire Dorlay se balançait à un arbre, à Arcueil, avec cette pancarte : "Trop vieux pour travailler."") Participant à de nombreuses revues artistiques, il aura finalement révélé et défendu Rimbaud, Laforgue, Mallarmé ou encore Jarry.
.
Un des leitmotivs de Jouannais est son agacement face aux "grossistes de l'art". Il écrit par exemple : "Trop de créateurs (...) s'évertuent à maintenir la cadence, à usiner leurs œuvres comme autant de preuves de leur statut d'artiste. Tandis que bien des artistes véritables se passent de cette publicité souvent vulgaire, et passent leur génie sous silence." (p. 66) Cette perspective anti-productiviste l'amène ainsi à écrire de magnifiques pages sur Marcel Duchamp, le dandysme ou encore l'art conceptuel. On doit la préface à Enrique Vila-Matas, dont l'intérêt pour ces artistes du "renoncement" est au centre de plusieurs de ses ouvrages comme Bartleby et compagnie ou Abrégé d'histoire de la littérature portative.
.
Le titre de ce post, utilisé comme nom d'un des chapitres de l'essai de Jouannais, est issu d'un courrier de Jacques Vaché.
.

lundi 11 mai 2009

Folklore hanté

.
Grâce à un très bon texte lu sur le site de la médiathèque, je découvre le duo Alejandra & Aeron (Alejandra Salinas et Aeron Bergman) par le biais des magnifiques La Rioja (du nom d'une région viticole du nord de l'Espagne) et Porto. Ces albums de field recording, tous deux sortis sur le label Lucky Kitchen (créé par le duo), manifestent une grande sensibilité dans le choix des enregistrements et dressent le portrait humble et chaleureux du quotidien de deux régions du sud de l'Europe. Fourmillant de détails, notamment lors de cette scène chez un barbier de Porto où les coups de ciseaux accompagnent un fond de radio, ces disques sont le résultat de pérégrinations de plusieurs mois lors de fêtes de village, aux abords du lavoir, du marché ou du port de pêche. Sur le site de ces deux artistes à l'œuvre protéiforme, on peut trouver des photographies de leurs dernières installations, à la croisée de l'art vidéo, du sound art et de l'art conceptuel. Par exemple, pour Big Kahuna, ce sont les fantômes des inventeurs du surf, en Polynésie, qui sont convoqués pour une séance où des surfeurs locaux prennent cérémonieusement la pause dans une chapelle portugaise.
.
Un autre pan de leur œuvre consiste en miniatures électroniques mystérieuses où sont utilisés tantôt des éléments de leurs enregistrements de terrain, tantôt des ritournelles enfantines. Cet attrait des artistes pour l'éphémère, pour le "folklore hanté" (pour reprendre le titre d'un de leurs disques) donne à leur travail une apparence de fragilité et les place à mi-distance entre le muséal, l'institutionnel et le concret, le terrestre, qu'impose la recherche de "sons" dans les rues. Pour plus d'infos, voir également l'interview qu'ils ont accordée en 2001 au site BRDF. De nombreux échantillons sonore et vidéo de leurs réalisations sont disponibles sur le site UBU.
.

dimanche 10 mai 2009

Les meilleurs voyages retardent l'enchantement

.
"Je hais les voyages et les explorateurs."

Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Pocket, Collection Terre humaine/Poche, p. 9.
.

"Dimanche de Noël 1927.
Paris.

Voilà deux ans qu'il a commencé, ce voyage. On m'avait dit : "Je t'emmènerai." Deux ans, une sorte de constipation et maintenant, c'est pour mardi matin. Je suis soumis toute la journée à une sorte de projection à distance. On cherche mon regard. Quel effort il me faut pour revenir à moi, et combien "impur" est ce retour, comme quand on cède à une image de sexe dans la prière.

3 heures.

Je n'ai écrit que ce peu qui précède et déjà je tue ce voyage. Je le croyais si grand. Non, il fera des pages, c'est tout."

Henri Michaux, Ecuador. Journal de voyage. 1929, 1968. Bibliothèque de la Pléiade, vol. 1, 1998, p. 141.
.

mardi 5 mai 2009

Hantologie

Caspar David Friedrich, L'abbaye d'Oakwood, 1809-1810, Berlin, Schloss Charlottenburg
.
Cela fait plusieurs fois que je suis interpellé par le concept d'hauntology dans la presse anglo-saxonne, car il est utilisé pour désigner des musiques qui me plaisent beaucoup. Ce mot est la traduction d'"hantologie", un néologisme forgé par Jacques Derrida dans son ouvrage Spectres de Marx (édité pour la première fois en 1993 aux Editions Galilée).
.
D'après le Derridex (un index des termes de l'oeuvre de Derrida), l'hantologie est synonyme de "logique spectrale" et le spectre est une "Etrange voix, à la fois présente et non présente, singulière et multiple, porteuse de différence, aussi fantomatique qu'un être humain, différente d'elle-même et de son propre esprit. Il est un autre et plus d'un autre. Il désarticule le temps. Il est une trace. Quoique venant du passé, portant un héritage, il est imprévisible et surtout irréductible, ce qui fait de l'hantologie un concept central de l'œuvre de Derrida, plus ample que l'ontologie." "Ce qui s'y joue est le rapport à l'autre, l'autre d'un autre temps, en tant qu'il n'est pas présent, mais ne cesse de revenir. Il y va de l'esprit en tant qu'il parle, ce qui n'est pas rien. Chaque fois, c'est un évènement."
.
Dans le domaine de la musique, l'hantologie désignerait le travail d'artistes, le plus souvent électronique, évoquant des mondes et époques disparus. Les fantômes convoqués dans ces musiques "hantées" le seraient par le travail sur le son lui-même (intégration de craquements par l'usage de vieux vinyles, déformation des voix...), mais aussi par l'intégration d'éléments issus de ce passé révolu (jingles d'émissions radios obscures, vieux blues...). Les artistes fréquemment associés à ce genre sont Philip Jeck, Burial, The Caretaker ou Mordant Music. Les labels Ghost Box, Touch et Trunk sont également souvent rapprochés de cette tendance.
.
Par ailleurs, je me demande dans quelle mesure l'intérêt pour les musiques traditionnelles dont témoigne la sortie de nombreuses compilations de vieux 78 tours (Victrola Favorites, Secret Museum of Mankind et d'autres, dont on parlait ici) ou pour les field recordings en milieu naturel (par exemple Chris Watson) ne relève pas aussi de cette sensibilité hantologique. Dans les deux cas, la nostalgie d'un "paradis perdu" est une composante essentielle de l'attrait de ces musiques. Le concept d'hantologie est assez flou, mais il est intéressant car il touche à des pratiques sonores pas toujours proches a priori, mais significatives par rapport aux thèmes de la relation au passé et du recyclage en musique. Pour aller au-delà de cette introduction sommaire et mieux cerner ce genre, voir de nombreux posts sur le blog k-punk, ici ou encore .
.

lundi 4 mai 2009

Forme pure et destruction

.
.
J'apprends ce jour que le grand écrivain polonais Stanisław Ignacy Witkiewicz (1885-1939) a également été peintre. La vie de cet excentrique issu d'un autre âge est difficile à résumer. Il a fait partie de l'armée impériale lors de la Révolution russe à Saint-Pétersbourg. En tant que photographe, il a accompagné son ami anthropologue Malinowski en Océanie. Enfin, son travail philosophique l'a amené à exposer son expérience du peyotl et à publier des théories artistiques avant-gardistes dans plusieurs essais, notamment Les formes nouvelles en peinture. Suite à l'invasion de la Pologne, il s'est suicidé le 17 septembre 1939. Entretemps, il aura écrit une quarantaine de pièces et produit certains des romans polonais les plus originaux du siècle dernier. Ses écrits les plus importants ont été traduits en français et publiés par l'excellente maison d'édition L'Age d'Homme.
.

"Maryla Grossmanowa et autoportrait", 1927, pastel, 115.5 x 184 cm, National Museum, Warsaw.

Ses deux romans fondateurs sont L'inassouvissement (1930) et L'adieu à l'automne (1925-1926). Les personnages torturés de ces deux drames sont précipités vers une Catastrophe finale inévitable. Usant de nombreuses digressions philosophiques et d'un style burlesco-scientifique, l'auteur fait un portrait visionnaire de l'homme du XXe siècle, sensuel, pitoyable et assoiffé de grandeur.

Les peintures, dessins et photographies de l'auteur, dont on peut voir un large échantillon sur ce site, incluent de nombreux autoportraits inquiétants (voir ci-dessus), mais aussi des oeuvres expressionnistes aux couleurs vives et tranchées. En tant que tenant du formisme, Witkiewicz anéantit presque le sujet de ces compositions mythologiques et religieuses dont les lignes contournées sont, comme les digressions de ses personnages de romans, annonciatrices de néant et de destruction.

.

dimanche 3 mai 2009

Pureté

.
"Qu'est-ce que le propre et le sale, le pur et l'impur ? Quelle opposition, quelle différence absolue pouvons-nous trouver entre ces qualités contraires ? Ce qui est sale nous répugne, contrairement à ce qui est propre. Bien, mais telle espèce, tel individu sera dégoûté par ceci, tel autre par cela. Ce qui me dégoûte aujourd'hui ne me dégoûtera plus demain. Ou me dégoûtera dans cette circonstance-ci, et pas dans celle-là. Il n'est donc rien qui par soi-même et dans l'absolu soit pur ou impur. Fidèles à notre idée de l'absolu, nous prenons pour exemple de malpropreté le porc, qui est pourtant aussi propre que n'importe quel autre animal, puisque les matières où il aime se vautrer et qui nous répugnent ne le dégoûtent pas, ni lui ni ses semblables, et ne sauraient donc être sales aux yeux de son espèce. Au contraire, nombre de choses qui pour nous sont très propres le dégoûteraient et lui sembleraient sales. (22 juillet 1821.) Ce que je viens de dire du pur et de l'impur peut s'étendre à cent autres objets."
.
Giacomo Leopardi, Zibaldone, Paris, Editions Allia, 2004, pp. 669-670 (traduit de l'italien par Bertrand Schefer).
.